À la découverte du cinéma indien

Entretien avec Deva Koumarane

Dans l’article Bollywood au Louxor, Deva Koumarane nous avait donné un premier aperçu des films indiens programmés dans cette salle à partir des années 70. Nous avons souhaité en savoir davantage sur ce cinéma qui suscite depuis un siècle l’engouement du public en Inde mais est aussi  largement distribué dans le monde entier. Dans le long entretien qu’il nous a accordé, Deva Koumarane rappelle d’abord les raisons de l’émergence rapide d’un cinéma national en Inde et de  son adoption immédiate par le public, ses thèmes et caractéristiques. Il évoque ensuite l’importance de la musique et des chanteurs, l’existence de cinémas régionaux, notamment du cinéma tamoul et de ses rapports très étroits avec le monde politique. Il revient aussi plus longuement sur les films marquants qui sont passés au Louxor et les vedettes qui étaient omniprésentes dans cette programmation. Et il évoque enfin l’état du cinéma indien aujourd’hui.

Mother India, un des grands films de l'histoire du cinéma indien

À quelle date l’Inde a-t-elle découvert le cinéma ?
Dès 1896.  Le 7 juillet, deux opérateurs des frères Lumière se rendirent à Bombay et projetèrent à l’hôtel Watson, devant deux cents personnes, plusieurs films d’actualité dont L’Arrivée d’un train à La Ciotat. Le ticket était à une roupie, un prix exorbitant à l’époque, et le public était surtout composé de l’élite coloniale. Il y eut une seconde projection dans le Théâtre Novelty devant un public plus nombreux et divers dans sa composition car on avait vendu des billets à différents tarifs.
Quand voit-on émerger un cinéma national ?
Au tout début du muet, les spectateurs indiens voient des films importés des Etats-Unis et de l’Europe. Mais on assiste très vite à la naissance d’un cinéma indien. Il s’agit surtout d’abord de petits films documentaires (actualités, célébration de fêtes, etc.). Puis arrive la fiction.

D. G. Phalke (photo des années trente)

D. G. Phalke (photo des années trente)

En 1913,  D.G. Phalke (1870-1944), considéré comme le père du cinéma indien, réalise le premier film de fiction, Raja Harishchandra, tiré d’un récit du Mahabharat. Phalke continue à réaliser des films inspirés de la mythologie hindoue, réservoir inépuisable de récits dont les Indiens, même s’ils les connaissent par cœur, ne se lassent pas. En s’adressant à un public populaire, il a ouvert le chemin à l’industrie cinématographique indienne. Autre grand succès du cinéma muet, Devdas, en 1928, d’après un célèbre roman du Bengali Sarat Chandra Chatterji : un film mythique, l’histoire d’un amour voué à l’échec à cause des castes hiérarchisées.
Puis vient la révolution du cinéma parlant et là encore, le cinéma national indien s’adapte très vite. Les Indiens découvrent le parlant en 1929 grâce à un film américain des studios Universal, Melody of Love, projeté à Calcutta. Les cinéastes  mesurent les immenses possibilités qui s’ouvrent à eux et maîtrisent rapidement cette nouvelle technologie. C’est un tournant très important.
Pourquoi ?
Producteurs et réalisateurs firent du cinéma parlant une arme pour faire découvrir à leurs compatriotes les richesses philosophiques, culturelles, religieuses de l’Inde. C’est dans le fonds culturel indien qu’ils vont puiser leurs sujets. Conséquence : le cinéma indien s’impose aux dépens des films américains qui disparaissent des écrans.
D’autres cinémas régionaux apparaissent : des films vont être réalisés en différentes langues : hindi, ourdou, tamoul, bengali, etc. ; même si le cinéma hindi est incontestablement prédominant, surtout à l’exportation. La programmation du Louxor en est un exemple flagrant.
Les chansons deviennent immédiatement partie intégrante des films indiens et l’usage du play-back va s’imposer, j’y reviendrai.
Le premier long-métrage indien parlant, Alam Ara, sort le 14 mars 1931, tourné en langues hindi et ourdou, et comporte de nombreuses chansons. Longueur du film : 124 minutes ! C’est un immense succès.
Constate-t-on une évolution des thèmes traités au cinéma ?
S’il est vrai qu’au départ les réalisateurs puisent surtout dans le fonds de la mythologie, des thèmes politiques et sociaux sont introduits : l’intolérance religieuse, les relations entre les castes, le manque de solidarité entre les riches et les pauvres. Par exemple, dès 1928, le film Devdas, que j’ai déjà cité, est l’histoire d’une passion contrariée entre Devdas, fils d’un riche propriétaire, et sa voisine Parvati, de condition modeste. On parle beaucoup d’amour dans le cinéma indien mais les maux de la société sont présents en filigrane. Tout comme se font jour les aspirations du mouvement national indien.
Comment se fait-il que les Indiens aient immédiatement adopté le cinéma ? A quoi tient cet   engouement durable du public ?
Il est vrai que l’accueil fut extraordinaire. Il y avait en Inde une tradition du théâtre ambulant car  les vraies salles de théâtre étaient fréquentées par l’élite dirigeante, pas par le peuple. Pour les masses, les classes défavorisées, le théâtre était à l’extérieur. Des troupes d’artistes sillonnaient le pays et proposaient leurs spectacles, notamment les spectacles de lanterne magique.  Les gens étaient donc habitués aux récits mythologiques, aux belles histoires et le cinéma a transposé ces histoires en écriture filmique. Le public indien est entré sans difficulté dans le monde imaginaire du cinéma, les gens s’y sont trouvés de plain-pied.
Les films indiens (en hindi, en tamoul ou en d’autres langues) découlent en quelque sorte du théâtre indien ; il y a toujours un côté théâtral dans la mise en scène, dans le jeu des acteurs, leurs mimiques qu’un public occidental pourrait juger outrées. Mais dans le théâtre traditionnel indien, l’acteur utilise tout son corps pour exprimer ses émotions.
Le cinéma a également conservé cette caractéristique du théâtre : le mélange des genres. Les représentations théâtrales mêlaient tragédie, comédie, incorporaient la danse,  la musique, la poésie,  la chanson. Musique et chant étaient souvent aussi importants, voire plus importants que le texte. Le cinéma indien, qui ne se conçoit pas sans chansons, a simplement prolongé et adapté cette tradition.
Est-ce que la longueur des films indiens a aussi à voir avec la tradition théâtrale ?
Oui. En Inde, le public est habitué à de très longues représentations au cours desquelles on entre, on sort, on s’interrompt, on revient …   Les films indiens durent facilement trois, quatre heures, ce qui surprend le spectateur occidental. L’intrigue peut se déployer avec ses nombreux personnages, ses multiples rebondissements, des changements de tons. Dans un même film vous trouvez la comédie, le drame, la musique, la danse ; il y a Roméo et Juliette mais aussi James Bond (poursuites, bagarres), des scènes de western, et de la comédie.
Les chansons ont-elles une fonction particulière ?
Elles sont indissociables du récit. Il faut savoir qu’en Inde, la censure fut longtemps sévère et les interdits puissants, même si la situation a légèrement évolué. Par exemple, le baiser était proscrit. Mais la chanson permettait de placer dans la bouche des acteurs des paroles brûlantes et avait une puissance érotique qui permettait de contourner la censure. Je prends l’exemple d’une chanson tamoule qui dit à peu près « Prends-moi dans tes bras, serre-moi fort, que je puisse fermer les yeux, etc. ». Le chant va se substituer aux gestes que le duo amoureux ne peut accomplir. C’est à rapprocher des  scènes dites du « sari mouillé » (l’héroïne sous la pluie ou sortant opportunément du fleuve)  qui permettent de contourner l’interdit de la nudité féminine.
Les paroliers étaient de vrais poètes. Les textes de ces chansons sont généralement soignés, qu’il s’agisse de chansons d’amour ou de chansons au contenu plus philosophique. Il faudrait faire une étude comparative des chansons d’amour indiennes et françaises et voir comment elles reflètent une certaine vision de la vie et de l’amour, des relations entres les sexes. Mais elles ne sont pas anodines.
En Inde, le succès d’un film était lié au nombre de ses chansons. Il y a actuellement plutôt moins de chansons qu’auparavant mais elles jouent encore un rôle primordial. On va au cinéma aussi (sinon surtout) pour la musique. Chanson et cinéma allant de pair, l’industrie cinématographique et l’industrie du disque se confortent mutuellement. La musique fait le succès d’un film et en retour, des millions de disques de la bande-son vont se vendre. Et ce, dès le milieu des années 30 avec la Gramophone Company of India. D’autant que les compositeurs ont toujours eu une grande capacité d’adaptation aux nouveaux goûts du public et savent donner à leur musique un air  jazzy, ou  rock ou  pop ou plus récemment disco.
Les chansons sont en play-back ?
Bien sûr. Le play-back est même apparu très vite, dès les années 30. Au départ, les films avaient besoin d’acteurs-chanteurs puis (il faut mentionner ici le rôle de pionnier d’Anil Biswas, compositeur de musique pour le cinéma qui l’adopte dans tous ses films) de vrais chanteurs ont doublé les acteurs, qui pouvaient avoir ainsi un jeu plus naturel.  Certains de ces chanteurs sont devenus des stars à part entière.

Lata Mangeshkar, "le rossignol de l'Inde"

Lata Mangeshkar, “le rossignol de l’Inde”

La plus célèbre chanteuse a été sans conteste Lata Mangueshkar (née en 1929), « le rossignol de l’Inde », qui a chanté pendant des décennies et avait quasi monopolisé les chansons des films. Elle avait une voix extraordinaire, envoûtante ; elle était adulée dans toute l’Inde, toutes langues confondues.  Comme toutes les chanteuses indiennes, elle donnait l’impression de vous « cajoler » en chantant. Sa jeune sœur Asha Bhosle a suivi la même carrière. Dans les voix masculines, il faudrait parler de Mohamed Rafi (1924-1980), grande figure de l’histoire de Bollywood qui a  enregistré des milliers de  chansons et doublé les grands acteurs comme Amitabh Bachchan. Il y a aussi Kishore Kumar (1929-1987), et bien d’autres ! T.M. Soundararajan (né en 1923) fut une des gloires du cinéma tamoul ; il a chanté en play-back dans les films tamouls pendant quarante ans.
Dans les films, on chante mais on danse aussi !
Tout comme la musique, la danse fait partie de la culture indienne. Pour ne citer que deux exemples, le kathak et le bharata natyam, danse classique de l’Inde, née dans les temples, sont des danses très codifiées. Le kathak remonte à l’époque des conteurs ou troubadours et est devenu au XVIe siècle une danse de cour, très sophistiquée et codifiée (geste des mains, mimiques du visage, position des pieds, etc.).  Pour cette raison, c’est surtout la danse kathak qui est réutilisée au cinéma. Elle est aussi très rythmée. Le cinéma puise dans ce fonds culturel et l’adapte.
Le cinéma a permis la « vulgarisation » de cet art de la danse ?
Il vaudrait mieux parler d’adaptation, de transposition  de ces danses traditionnelles dans le registre de la « variété ». Mais certains gestes, certaines positions des mains de la danse traditionnelle, par exemple, sont reconnus comme tels par les Indiens. C’est Annadurai, écrivain et scénariste, qui disait que, grâce au cinéma, les masses ont pu admirer les danses classiques de l’Inde. Pour les gens exclus des salles de théâtre, le cinéma a en effet été un outil de culture.
Vous avez évoqué les thèmes sociaux qui se retrouvent en filigrane. Le cinéma joue-t-il un rôle social ?
Pour les Indiens, le cinéma est un lieu de distraction privilégié. D’autant que jusqu’à une date récente il y avait peu de distractions offertes et les salles de cinéma étaient nombreuses, même dans les villages, les places peu chères. Au cinéma, on vient d’abord pour rêver même s’il y a un contenu social. Les films ont un côté volontiers moralisateur. Mais il n’y a pas de remise en cause des valeurs indiennes.
Qu’entendez-vous par « valeurs indiennes » ?
L’amour (qui est sacré), le mariage, le respect des parents, la vie familiale, ne pas trahir un ami… Les films se construisent sur les contradictions, les tiraillements des personnages écartelés entre amour et tradition. Le spectateur se délecte des heurs et des malheurs de ces héros de cinéma, dans lequel il va reconnaître ses propres dilemmes mais il se satisfait de la  résolution du conflit  sur l’écran.  Dans sa propre vie, c’est une autre affaire !  Au cinéma, on pleure sur la rigidité du système des castes et les amours contrariées mais bien sûr le mariage arrangé perdure…
Le cinéma, même s’il aborde les sujets sociaux,  n’est donc pas  dérangeant ?
Non. Ce cinéma  existe mais ce n’est pas Bollywood. Sous un vernis progressiste (car on aborde maintenant des thèmes plus modernes, comme l’occidentalisation des jeunes femmes), Bollywood véhicule des valeurs traditionnelles et à la fin, la morale est sauve. Force est de constater d’ailleurs qu’en Inde, les mentalités n’évoluent pas à la même vitesse que l’économie et qu’il y a même actuellement des signes de régression.  Sur le plan de la tolérance religieuse, par exemple, avec des tensions très fortes, ou sur la question des castes puisqu’on voit même apparaître des partis défendant telle ou telle caste.
Au Louxor, on ne passait que des films en langue hindi. Vous êtes d’origine tamoule. Pouvez-vous nous dire un mot de ce cinéma qui, dans le sud de l’Inde, a construit une puissante industrie? Y a-t-il une spécificité du cinéma tamoul ?
Il me semble que les films tamouls abordent plus souvent la vie quotidienne des villageois et villageoises. Dans le Nord, on abordera plus facilement des thèmes plus généraux (les relations entre hindouisme et islam, les castes, etc.). Ils ont un côté « western » et plus de chants. Le cinéma tamoul va aborder des sujets ancrés dans la culture tamoule ; on accorde une plus grande importance aux relations père-mère, mari-femme.
Ils sont plus réalistes ?
Ce n’est pas le mot car, pour les Indiens du Nord, leurs films sont « réalistes », alors …
Il y a une autre particularité du Tamil Nadu : les passerelles entre le cinéma et la politique. Spectateurs et cinéastes ont établi une relation fusionnelle ; les grands acteurs sont adulés du public et utilisent souvent  le cinéma comme tremplin vers une  carrière politique. Par exemple, à l’heure actuelle, le Premier ministre (« chief Minister ») du Tamil Nadu s’appelle Karunanidhi. Membre influent du Parti pour le progrès des dravidiens, il était aussi brillant scénariste, journaliste, écrivain, et se lança très vite en politique. Autre exemple, le chef de l’opposition, Jayalalitha, est une ancienne star du cinéma tamoul qui fut  Premier ministre de mai 2001 jusqu’à sa défaite aux élections de mai 2006.
Cette idylle entre cinéma et politique est ancienne. Après l’Indépendance, les fondateurs du Parti des dravidiens pensaient qu’il fallait se servir du cinéma pour éduquer le peuple tamoul. Des compositeurs de chansons, des scénaristes, des acteurs étaient souvent membres de ce parti et  défendaient l’identité tamoule. Annadurai (1909-1969), considéré comme le père de la nation tamoule, fut  à la fois homme politique, brillant orateur mais aussi scénariste de grand renom. Il a contribué fortement à la renaissance de la culture tamoule. Citons surtout M.G. Ramachandiran (1917-1987), souvent nommé simplement M.G.R., acteur  immensément populaire, devenu député puis plusieurs fois Premier ministre du Tamil Nadu. Autre star masculine qui a dominé le cinéma tamoul jusque dans les années 70-80, Sijavi Ganesan (1927-2001) était au début membre du Parti dravidien puis a été récupéré par le Parti du congrès qui est un parti national de l’Inde et non régional.

Sivaji Ganesan (à droite) et MGR

Sivaji Ganesan (à droite) et M.G.Ramachandiran

Il n’y a pas cette même relation entre cinéma et politique dans le nord de l’Inde ?
Les politiques vont essayer d’utiliser les stars en recueillant leur soutien, c’est une pratique courante, mais le passage du cinéma à la politique ne se fait pas de la même façon.
Les Tamouls voient-ils des films en hindi ?
Dans le Tamil Nadu, il y a eu une résistance à la langue et au cinéma hindi. Ils voient ces films hindis mais privilégient leur propre cinéma.
Revenons au Louxor : seul le cinéma hindi y était représenté ?
Lorsque j’ai commencé à le  fréquenter en 1972, le Louxor programmait surtout des films égyptiens, des westerns italiens ou américains, des péplums, etc. Mais plus rarement des films indiens de langue hindi. C’est à la fin des années 1970 et surtout pendant les années 80, qu’ils étaient très nombreux.
La population indienne de Paris est surtout originaire du sud de l’Inde : beaucoup de Pondichériens arrivés de longue date et une immigration plus récente, essentiellement tamoule, provenant souvent du Sri Lanka. D’autres arrivants d’origine indienne sont venus aussi de La Réunion ou des Antilles. Mais au Louxor, ce n’était pas  tellement ces Indiens que l’on voyait. Eux étaient plus attirés par le cinéma tamoul qui était projeté ailleurs. Dans les années 70, il y avait à la résidence universitaire d’Antony une concentration d’étudiants originaires de Pondichéry, de Tamil Nadu, disons plutôt du sud de l’Inde. Ils ont commencé à projeter régulièrement à la cité universitaire des films tamouls non sous-titrés.
En revanche, au Louxor, le public était en majorité composé d’immigrés d’Afrique du Nord. Dès 1972, on a projeté de grands films comme Mangala filles des Indes. Le billet n’était pas cher du tout et on pouvait y venir en famille. Dans le public, on pouvait trouver quelques Européens intéressés par ce cinéma mais il n’avait pas le vent en poupe !
Vous voulez dire que le cinéma indien avait mauvaise presse ?
Parmi les cinéphiles et les intellectuels, oui. Dans ces années-là (très « politiques », très portées vers le cinéma d’auteur), le cinéma indien était jugé « à l’eau de rose », un cinéma pour midinettes ou personnes âgées… En revanche, le public des pays arabes  adorait ces films : au Caire, à Alger, à Rabat ou Marrakech, on se précipitait pour voir Mangala ou Mother India. Par exemple, un film comme Sangam (une histoire d’amour contrarié, durée : quatre heures !) fut un immense succès en Egypte. Pas étonnant par conséquent que les immigrés originaires de ces pays se précipitent vers ces films qu’ils auraient pu voir dans leur pays d’origine.
Parmi les films montrés au Louxor, quels sont ceux qui ont marqué les mémoires ?
Certains films sont ancrés dans l’imaginaire des spectateurs : tout d’abord,  Aan (Mangala fille des Indes), histoire très romanesque d’un paysan pauvre, joué par Dilip Kumar, qui va être amené à combattre le frère usurpateur du maharadjah. Il est aimé de la paysanne Mangala, interprétée par la très populaire Nimmi, mais lui est amoureux de la terrible sœur du maharadjah. S’il entre dans le jeu, le spectateur va être entraîné dans un tourbillon de couleurs (le vert des pâturages, le jaune des moissons, le rouge des saris) et dans une intrigue à rebondissements qui permet de mêler allègrement les genres : histoire sentimentale, fresque historique, péplum, comédie musicale, film de cape et d’épée avec poursuite à cheval et duels ! Mais ce mélodrame, par son évocation de la lutte entre les nantis et le petit peuple paysan, courageux et travailleur, disait aussi quelque chose de la société indienne. Je me souviens d’une projection en décembre 1972 et il était ensuite régulièrement programmé au Louxor.
Autre film marquant, Mother India (Notre mère la terre), de Mehboob Khan, avec la grande actrice Nargis, qui incarne une Mère courage en lutte contre un usurier pour tenter de sauver ses terres et l’honneur de sa famille. Souvent comparé à Autant en emporte le vent, le film passe et repasse sur les écrans à chaque festival ou rétrospective.
Et Sholay, bien sûr, de Ramesh Sippy, sorti en 1975, avec le grand acteur Amitabh Bachchan. Un véritable western indien, avec scène de traque dans une locomotive, meurtre et soif de vengeance, combats, mais aussi bien entendu plusieurs scènes chantées. La bande originale (musique de R. D. Burman, compositeur très actif dans les années 60-80) attira les foules vers ce qui reste un des plus gros succès du box-office en Inde. Les chansons étaient interprétées par un duo de stars : Kishore Kumar et Lata Mangeshkar.
Il y a aussi dans cette programmation du Louxor des films plus inclassables. Réalisé par Manmohan Desai, Amar, Akbar, Anthony, dont je note qu’il a été programmé plusieurs fois au Louxor, n’est vraiment pas un chef-d’œuvre ! Mais il est assez représentatif des films en hindi qui abordent de manière fantaisiste des thèmes aussi sérieux que la tolérance religieuse.  Il s’agit ici de trois frères, séparés à la naissance et élevés chacun dans trois religions différentes : devenus adultes, le chrétien, l’hindou et le musulman vont se retrouver, se combattre, avec des péripéties loufoques, des chansons et des danses. A partir d’un sujet « édifiant », l’entente entre les religions (les films indiens sont volontiers moralisateurs), on arrive à un grand spectacle de variétés !

Amar Akbar Anthony

Amar Akbar Anthony

Faute de pouvoir commenter ici tous les films de cette liste, on peut noter que certains noms reviennent. Les films programmés au Louxor étaient des films populaires dans lesquels jouaient les plus grandes stars  du cinéma hindi. Parmi les noms récurrents, on peut citer les nombreux Kapoor, véritable dynastie du cinéma Bollywood depuis les années 40 : Raj Kapoor (acteur, réalisateur, producteur, scénariste), l’acteur Rishi Kapoor et son fils cadet, Shashi Kapoor.
Parlons aussi bien sûr d’Amitabh Bachnan, déjà évoqué pour son rôle dans Sholay (film de Ramesh Sippy), omniprésent sur cette liste. C’est un acteur qui domine depuis des décennies le cinéma hindi. Il joue désormais des rôles de son âge  (grand-père, père) mais reste extrêmement populaire. Il partageait parfois l’affiche avec une autre star masculine, Dharmendra (né en 1935). On trouve aussi Vinod Khanna (Qurbani, Qaid). Parmi les femmes, Neetu Singh (Aan, Parvarish, etc.).
Quant au réalisateur Manmohan Desai, régulièrement cité, il enchaîna les succès dans les années 70, épousant le goût du public pour les films d’action ponctués de séquences de danses et de chants et a travaillé régulièrement avec les plus grands acteurs comme Raj Kapoor et Amitabh Bachnan.

Les compositeurs Laxmikant et Pyarelal

Les compositeurs Laxmikant et Pyarelal

Nous avons déjà parlé des chansons. Dans les films programmés au Louxor se retrouve souvent le duo Laxmikant-Pyeretal, grands compositeurs de musique de films, tous deux musiciens de formation classique, et dont les chansons ont bercé et fait rêver des millions de spectateurs.
À quand remonte, selon vous, le renouveau d’intérêt pour le cinéma indien ?
En 1985, dans le cadre de l’Année de l’Inde en France, des événements artistiques, cinématographiques, culturels ont été organisés dans l’Hexagone. Puis, en 1995, à l’occasion de la célébration du centième anniversaire du cinéma, la Cinémathèque (qui était encore à Chaillot) organisa durant plusieurs semaines, après les rétrospectives Gaumont pour la France et Fox pour les Etats-Unis, un grand hommage au cinéma indien.

1995 : Indomania à la Cinémathèque

1995 : Hommage au cinéma indien à la Cinémathèque

Mais ces événements n’ont pas vraiment touché le grand public. Il faut attendre pour cela les années 2000 : le dernier remake de l’éternel Devdas par Sanjay Leela Bhansali en 2002, puis la sortie de Lagaan, nommé aux Oscars 2002, firent découvrir le cinéma de Bollywood à un public beaucoup plus large. Des acteurs indiens accèdent maintenant à la notoriété internationale, comme Sharukh Khan et Ashwaraya Ray, ancienne miss Monde et membre du jury du festival de Cannes en 2003, qui tenaient les rôles principaux de Devdas.

Devdas

Devdas

Comment se porte le cinéma indien aujourd’hui ?
Même si certaines salles sont remplacées par des hôtels ou des grandes surfaces et si le marché du DVD ( y compris les DVD piratés ! ) est florissant, les salles restent nombreuses et le cinéma très vivant et puissant. La télévision montre des séries mais le format du film, très long, nous l’avons vu, rend la projection en salle irremplaçable.
La force de ce cinéma est qu’outre l’énorme marché intérieur il s’exporte, et depuis longtemps : dès les années 50, le cinéma indien avait beaucoup de succès en URSS. Il est probable que le côté « grande fresque » séduisait le public russe mais les considérations géopolitiques n’étaient pas absentes. En 1955, le Mouvement des pays non alignés avait été créé à l’initiative de l’Inde, notamment, et ces pays devenaient un enjeu entre les deux blocs. Actuellement, il s’exporte très bien vers l’Asie du Sud-Est ou vers les pays arabes.
Autre trait qui perdure : la pénétration du cinéma américain est dérisoire par rapport à ce qu’elle est en Europe. La part de marché1 des films indiens était en 2008 de 92% ! Signe de l’intérêt que cette industrie suscite : des capitaux américains commencent à être investis  dans l’industrie cinématographique indienne.
Mondialisation oblige, des tournages sont maintenant effectués dans des lieux plus variés : là où traditionnellement le duo amoureux était filmé dans les neiges du Cachemire, il peut se retrouver devant la tour Eiffel ou encore à Londres, à Sydney, ou en Suisse. Non que l’intrigue l’exige mais le film devient ainsi support publicitaire du pays représenté. Et pourra peut-être d’autant mieux y trouver en retour un distributeur.

1.  Focus 2010, qui publie tous les ans un état des lieux du marché du film mondial, donne les chiffres suivants (basés sur les résultats de 2008-2009): en 2009, année marquée par un long conflit entre producteurs et multiplexes,  on note une baisse du revenu total de l’industrie cinématographique indienne de 19% mais un redressement est attendu avec l’augmentation du nombre de salles multiplexes. Le revenu du box-office était de 1,86 milliard (en dollars US) pour l’année financière 2008-2009. La part de marché des films indiens était en 2008 de 92%. L’Inde a produit en 2009 819 longs-métrages en 21 langues. Malgré une baisse par rapport à 2008 (1132 longs-métrages), l’industrie cinématographique indienne arrive en tête de la production mondiale. Parmi ces films, 20% sont en hindi, suivi du tamoul et du tégulu (17 et 14%). NDLR

Propos recueillis par Michèle Alfonsi et Annie Musitelli ©lesamisdulouxor.fr