Égyptomanie puissance 2…

Le Typhonium de Ma Loute sur l’écran du Louxor 

Avis aux amateurs d’architectures insolites : l’étrange demeure de la (très déjantée) famille Van Peteghem du film de Bruno Dumont, Ma Loute, n’est pas un décor de cinéma. C’est une authentique villa privée « de style égyptien » – comme le précise Fabrice Luchini (alias M. Van Peteghem) au pittoresque policier Machin venu enquêter sur de mystérieuses disparitions dans la région. De nombreuses scènes ont été tournées dans les jardins de la villa le Typhonium, située à Wissant (Pas-de-Calais), alors que les intérieurs ont, eux, été tournés au château d’Hardelot, à Condette (également dans le Pas-de-Calais).

Le Typhonium vers 1912 - collection Jean-Marcel Humbert

Le Typhonium vers 1912 – collection Jean-Marcel Humbert

Du dieu Seth au dieu Typhon…

Le Typhonium fut construit sur une lande aride du plateau des Croquets dominant la baie de Wissant. On dit souvent qu’il tient son nom du dieu grec Typhon, dieu des vents et des tempêtes, particulièrement forts en cet endroit à l’origine dénudé. Mais il ne faudrait pas oublier que le mot « typhonium » était déjà utilisé dans la Description de l’Égypte, le Grand ouvrage publié après la campagne d’Égypte de Bonaparte par les savants qui l’y avaient accompagné : le mot y désignait des petits temples à Denderah et à Edfou, deux des lieux qui ont inspiré leur villa néo-égyptienne à Adrien Demont (1851-1928) et son épouse Virginie Demont-Breton (1859-1935), deux peintres passionnés d’Égypte.

Capture d'écran (bande-annonce de Ma Loute) : M. Van Peteghem et les enquêteurs

Capture d’écran (bande-annonce de Ma Loute) : à l’arrière-plan, le Typhonium

Or on sait que la Description de l’Égypte en a été l’une des sources essentielles, et tout particulièrement Philae, Edfou, Esna, Dendour et Denderah. Les archives familiales des propriétaires conservent de nombreux croquis et calques montrant le sérieux scientifique des recherches qui ont présidé à tous les stades d’élaboration du projet. Par la suite, tout au long du XIXe siècle, le nom « Typhon » a souvent désigné le Seth de la mythologie égyptienne dans de nombreux ouvrages traitant alors de l’Égypte ancienne. Ainsi, par exemple, la Biographie universelle ancienne et moderne* fait allusion – au-delà du caractère de génie du mal de Seth –, au culte dont il était l’objet, tout particulièrement à Typhonos ou Typhonopolis. On y précise que les bâtiments des temples consacrés à Typhon « se nommaient Typhonium », et l’un d’entre eux se situait à Memphis, un autre à Edfou. Le nom de ce dieu égyptien maléfique à qui l’on croyait devoir entre autres les vents violents du désert s’est donc uni dans notre imaginaire moderne à celui de son cousin grec pour expliquer le nom de cette étonnante villa égyptienne.

Tore égyptien (boudin protégeant les arêtes des murs)

Tore égyptien, boudin protégeant les arêtes des murs.

Comme le Louxor, ce manoir égyptien est l’œuvre de passionnés d’Égypte ancienne qui pourtant n’y sont jamais allés. Sans avoir la forme d’un temple, il en possède néanmoins nombre de caractéristiques stylistiques, avec des murs à fruit, et, comme au Louxor, tores et corniches à gorge, papyrus et lotus, quantité de détails très soigneusement copiés, et jusqu’à des hiéroglyphes parfaitement traduisibles.
Édifié entre 1889 et 1911 par l’architecte belge Edmond De Vigne (1841-1918), l’ensemble fut réalisé en pierre marbrière des carrières de Marquise et en briques, le tout enduit de ciment, et recouvert d’une terrasse en béton. Deux campagnes de construction se sont succédé, tout d’abord la première habitation en forme de massif, de 1889 à 1891, ensuite les parties complémentaires et le haut pylône, de 1909 à 1911.

Bas-relief incisé par la première propriétaire du Typhonium (cliquer pour agrandir) : à droite, le peintre Adrien Demont en pharaon

Un bas-relief incisé dans le ciment frais par Virginie Demont-Breton à la fin des travaux, représente les membres de sa famille habillés « à l’égyptienne » ; Adrien Demont, « chef de famille », y est représenté en pharaon devant son chevalet. On remarque, dans le ciel, un Horus aux ailes déployées sur lesquelles est inscrit « Blériot », en souvenir de la première traversée de la Manche (25 juillet 1909) dont le point de départ fut tout proche.

Détail du bas-relief : en haut à droite : évocation du vol de Blériot

Détail du bas-relief : en haut à droite : évocation du vol de Blériot

Cet ensemble unique, dont les façades et les terrasses ont été inscrites par arrêté du 29 novembre 1985 sur la Liste supplémentaire des Monuments historiques, constitue un témoin fort impressionnant de l’influence que l’architecture égyptienne antique continuait d’exercer au début du XXe siècle sur le milieu artistique, et dont le Louxor est un autre brillant exemple. Mais à Wissant, ce décor n’a pas réussi à envahir l’intérieur du bâtiment… Non ouverte au public, la villa est toujours restée dans la famille, dont les descendants continuent de veiller amoureusement sur elle.

Jean-Marcel Humbert © Les Amis du Louxor

* Biographie universelle ancienne et moderne. Partie mythologique, tome 55e, Paris, 1833, p. 576-580.

Pour en savoir plus, voir l’article d’Annette Bourrut-Lacouture, « Égyptomanie fin de siècle. Le Typhonium, demeure des peintres Adrien Demont et Virginie Demont-Breton », dans Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, 1990, p. 277-296.