Le Louxor, nous l’avons déjà mentionné dans un article précédent, a été construit à l’emplacement d’un immeuble haussmannien qui a été démoli pour faire place à ce cinéma, et dont les locataires, selon le journal Le Peuple (organe de la CGT) du 9 février 1921, ont été expulsés.
Lors de sa conférence du 15 novembre 2010, « Sortir à Barbès en 1921 », Dominique Delord a cité cet article ironique et drôle, très révélateur des réactions hostiles que pouvait susciter la construction de nombreux cinémas alors même que les suites de la guerre se faisaient encore sentir et que nombre de Parisiens étaient mal logés. Nous remercions Dominique Delord de nous avoir communiqué le texte et permis de le reproduire sur le site des Amis du Louxor.
LE PEUPLE, 9 février 1921
Pendant que les familles nombreuses ne trouvent pas à se loger, on construit des cinémas.
A l’angle des Boulevards Barbès et Magenta, entre une pâtisserie et un marchand de vins, cette palissade dressée depuis un an m’intriguait.
Sans aucun doute on travaillait derrière à une construction d’une urgence extrême, car le chantier présentait tous les symptômes d’une réconfortante activité.
– Tout de même, songeais-je chaque fois que j’avais l’occasion d’y passer, ni les entrepreneurs ni les propriétaires ne sont si fripons qu’on ne cesse de le répéter. En voici qui, malgré la rareté et la cherté des matériaux, prennent souci d’édifier dans un quartier central une maison qui abritera au moins 150 familles. Braves gens !
Cette illusion me fut, hélas ! bientôt enlevée par un ami à qui j’en avais fait confidence :
– Es-tu bête ! me dit ce garçon averti. Ça ne peut être qu’une maison neuve, puisqu’une maison dont les cinq étages semblaient très solides existait là, l’année dernière ;
– Mais pourquoi l’aurait-on démolie ? questionnai-je, dérouté.
– Je ne sais pas, renseigne-toi, c’est ton métier.
Le lendemain, la pâtissière m’a tout dit. Je m’y étais, il faut le dire, pris habilement.
– Madame, lui avais-je dit, je cherche un parent, qui demeurait dans la maison voisine, il y a deux ans.
– Alors, monsieur, il n’y est plus. L’immeuble a été évacué le 15 janvier 1920. Les locataires sont tous partis au terme fixé. Je les connaissais tous.
– Ils étaient nombreux ?
– Une centaine, plus peut-être. Dites-moi le nom de votre parent, peut-être était-ce un client.
(Elle lui demande combien d’enfants, son parent ? Huit, répond-il)
– Oh alors monsieur vous devez vous tromper de maison. Dans celle-ci il n’y avait que des gens comme il faut. Ils n’avaient pas plus de deux enfants. (…)
– Et pourquoi le propriétaire a-t-il mis à la porte des gens si bien ?
– Pour construire un cinéma.
Depuis un an, un immeuble est immobilisé. Vidé de ses locataires, il a été amputé de deux étages. Un énorme fronton, une rotonde lui ont été adjoints et des fauteuils garniront le hall, sur lesquels on s’assoira deux heures, à condition de payer de trois à dix francs.
Le scandale, c’est que le cas n’est nullement unique. Presqu’aussi nombreux que les banques, les cinémas s’ouvrent un peu partout, installés dans des immeubles de rapport dont les locataires ont été expulsés.
Les protestations des directeurs de spectacle contre la taxe qui leur est imposée apparaissent alors sous un jour singulier. Quels doivent être en effet les bénéfices réalisés par ces directeurs pour qu’ils puissent laisser des valeurs immobilières de un million approximativement dormir plus d’un an sans rien leur rapporter ?
Mais pourquoi construisait-on tant de cinémas ?
Le cinéma (qui avait continué, pendant les années de guerre, à attirer les spectateurs) s’imposait comme un loisir éminemment populaire. L’historien Jean-Jacques Meusy, dont les travaux nous sont toujours d’un grand secours, rappelle dans son dernier ouvrage1 que le public du cinéma s’élargissait. Les exploitants, soucieux d’attirer dans leurs salles des spectateurs variés, et notamment les familles, proposaient différents tarifs et des programmes composés de plusieurs films de genres différents : courts films comiques, documentaires, comédies, mélodrames, et notamment les films à épisodes qui, au rythme d’un épisode par semaine, fidélisaient le spectateur en ménageant le suspense ! De plus, au début des années 20, le cinéma, longtemps considéré avec condescendance comme une distraction un peu vulgaire réservée aux classes populaires, se mit à conquérir un public bourgeois et intellectuel. De nouveaux réalisateurs français (Jacques de Baroncelli, Marcel L’Herbier, Louis Delluc, Henri Diamant-Berger, pour ne citer que quelques exemples) allaient proposer des longs métrages de qualité, attirant dans les salles obscures un public auparavant plus enclin à fréquenter théâtres et salles de concert.
Ces cinémas à l’avenir si prometteur, où les construire ? Jean-Jacques Meusy rappelle qu’il ne restait guère de terrain dans Paris2 intra muros, avec ses alignements d’immeubles haussmanniens. Il n’était pas toujours possible (notamment en raison de contraintes techniques) d’aménager les salles dans des bâtiments existants. Alors il est arrivé que l’on démolisse. Ce fut le cas du Louxor. Et quel meilleur emplacement, pour un cinéma, que cette parcelle d’angle au carrefour d’arrondissements très peuplés (quel vivier pour un exploitant !), de surcroît desservis par le métro et le chemin de fer ?
Pour donner une idée du nombre de salles parisiennes au début des années 20 et de leurs programmes, nous mettons en annexe les pages cinéma de La Semaine à Paris du 18 novembre 1922 (Source : gallica, BNF), soit un an après l’ouverture du Louxor.
©lesamisdulouxor.fr
Notes
1. Jean-Jacques Meusy, Cinémas de France 1894-1918, Arcadia éditions, 2009.
3. Jean-Jacques Meusy, op.cit., pp.219-220