Salles de cinéma entre « Louxor » et « Luxor »

Des archives récemment redécouvertes, qui feront sur ce site l’objet d’articles à venir, montrent que le nom du « Louxor » qui nous est familier aurait fort bien pu être tout autre. L’architecte Cazalières qui réalise en mars 1919, avant Zipcy, les premiers plans connus du cinéma, les intitule « Cinéma Magenta » ou « Cinéma Bld Magenta ». L’année suivante, alors que le chantier commence et jusqu’en août 1920, figure également « Cinéma Silberberg », du nom du propriétaire. Noms de code ? Pourtant, le nom actuel était alors déjà fixé, puisqu’il figure sur la demande de permis de construire du 5 janvier 1920. Un nom qui va rester unique dans le monde, puisque partout ailleurs, c’est sa graphie en langue anglaise – Luxor – qui va l’emporter, au point que même Tintin et le capitaine Haddock fréquentent – par la magie d’un dessin d’Harry Edwood – un « Luxor » orthographié à l’anglaise tel qu’il l’était à Bruxelles.

Dessin d’Harry Edwood, d’après Hergé (DR)

Dessin d’Harry Edwood, d’après Hergé (DR)

Jusqu’à présent, l’origine du nom « Louxor » pour le cinéma de Barbès, et du choix de ce nom n’a pas encore été élucidée. Mais si l’on ignore qui l’a proposé et quelle en était la raison, on ne peut ignorer que les décors extérieurs et intérieurs de la salle sont directement liés à l’antiquité égyptienne et à un site archéologique prestigieux. La ville égyptienne de Louxor (ou Louqsor, ou encore Louksor), ne semble pas avoir tiré son nom de l’antiquité égyptienne, mais plutôt du mot arabe Al-‘Uqsur, El-Aksur ou Al-Kousour, qui voulait dire « le château ». Les avis divergent entre une forteresse romaine encore visible au VIIe siècle et alors ainsi nommée par les conquérants arabes, et tout simplement les ruines des temples antiques (« les châteaux »). Le nom est resté depuis, désignant à la fois une partie des temples antiques et la ville moderne. Rien à voir donc avec l’art cinématographique, mais le nom était suffisamment évocateur d’un ailleurs, d’un exotisme sous-jacent, pour donner à rêver avant même que ne commence la projection des films. Il fut donc choisi comme nom pour des salles de cinéma à travers le monde.

Le temple d’Amon à Louxor (carte postale, collection Jean-Marcel Humbert)

Le temple d’Amon à Louxor (carte postale, collection Jean-Marcel Humbert)

En France, d’autres salles de cinéma portent le même nom, mais orthographié Luxor. Un tel choix implique-t-il obligatoirement une relation avec le domaine égyptien ? Il peut en effet faire penser à bien d’autres choses. Et tout d’abord au luxe d’une salle prestigieuse, toute faite d’or, ou au moins dorée… et donc constituer une accroche efficace pour une salle de spectacle. Des marques commerciales nombreuses et diverses ont joué avec ce possible jeu de mots, et il y a d’ailleurs des cinémas qui s’appellent Lux (par exemple à Caen, 1960) ou Luxe. Mais il ne faut pas oublier non plus que lux désigne en latin la lumière (Fiat lux et facta est luxQue la lumière soit, et la lumière fut, locution latine au début de la Genèse) mais aussi le flux lumineux et son éclairement dont il désigne l’unité de mesure. Car cette lumière constitue la composante fondamentale de tout spectacle cinématographique, que ce soit pour l’illumination de la façade, de la salle elle-même ou de la projection, au point que sans lumière, celui-ci ne pourrait avoir lieu. Une célèbre marque d’ampoules électriques s’appelait d’ailleurs Luxor.

Buvard publicitaire pour les lampes Luxor, vers 1950 (collection Jean-Marcel Humbert)

Buvard publicitaire pour les lampes Luxor, vers 1950 (collection Jean-Marcel Humbert)

Est-ce à dire que tous les cinémas Luxor auraient ainsi coupé tout lien avec l’antiquité égyptienne et l’égyptomanie ? C’est loin d’être toujours le cas, mais il n’est guère facile de tirer des conclusions précises de documents archivistiques le plus souvent lacunaires. D’autant plus que ce nom de Luxor n’est parfois utilisé qu’un moment pour une salle donnée, au hasard des changements de propriétaires ou de chaînes d’exploitation, et là aussi il est difficile de connaître les raisons du choix de ce nom. En tous cas, on ne peut que constater la popularité de ce nom, au point qu’une publicité américaine de 1930 pour les automobiles Buick utilise en décor un petit cinéma Luxor en tant qu’archétype du genre.

Publicité Buick, 1930 (collection Jean-Marcel Humbert)

Publicité Buick, 1930 (collection Jean-Marcel Humbert)

Les cinémas Luxor à décor égyptien

Outre le Louxor parisien, nous avons répertorié quatre cinémas Luxor comportant des décors égyptisants. L’un des premiers est le Luxor Picture Theatre à Twickenham, dans la banlieue de Londres, inauguré le 18 novembre 1929 (architectes John Stanley Beard, A. Douglas Clare).

Photographie de la façade prise vers 1980, peu avant la fermeture du cinéma (DR)

Photographie de la façade prise vers 1980, peu avant la fermeture du cinéma (DR)

À la suite de sa vente en 1944 à la chaîne Odeon, il perd son nom en janvier 1946 pour devenir l’Odeon Twickenham. Son décor égyptisant est discret mais néanmoins présent, rendant la filiation évidente : sur la façade, six colonnes palmiformes et deux têtes égyptiennes, dans la salle, un grand disque ailé au-dessus de l’écran, un tore tout autour et des décors floraux. Il ferme le 10 octobre 1981 et est démoli cinq ans plus tard.

Photographie de l’intérieur de la salle prise en 1986, au moment de la démolition (DR)

Photographie de l’intérieur de la salle prise en 1986, au moment de la démolition (DR)

Le Luxor est aussi une salle de Montevideo (Uruguay) qui a été exploitée sous ce nom entre sa date d’inauguration, le 1er juin 1948, et le 6 mars 1988. Ensuite appelée le Lido (10 mars 1988 au 23 novembre 1988), elle devient Nuevo Ambassador du 24 novembre 1988 jusqu’à novembre 1997, et apparaît depuis le 11 septembre 1998 sous son nom actuel d’Ejido Theater, du nom de l’avenue où elle se trouve. Sa façade en hauteur, d’une rigueur tout Art déco, est occupée par une soixantaine de petits carré, dont la plupart, vitrés, servent à l’éclairage intérieur. Mais parmi eux, une vingtaine comportent des décors égyptiens, en fait seulement trois scènes (d’adoration, musicale et d’offrande) répétées de manière aléatoire.

Partie de la façade du cinéma Luxor de Montevideo décorée à l’égyptienne, telle qu’elle est encore visible aujourd’hui (DR)

Partie de la façade du cinéma Luxor de Montevideo décorée à l’égyptienne, telle qu’elle est encore visible aujourd’hui (DR)

Le Cine Luxor de Buenos Aires (Argentine) a ouvert en 1943 dans la rue Lavalle (la « rue des cinémas »). L’architecte Claudio J. Caveri a conçu un extérieur sobre et froid, mais on trouve dans le grand hall un monumental bas-relief à l’égyptienne peut-être dû à Máximo Maldonado et Miguel Ocampo, auteurs des autres décors intérieurs – non égyptisants – de la salle. La scène, immense et semble-t-il répétée symétriquement de part et d’autre du hall, est pharaonique, tout à fait digne des superproductions péplum et du triomphe de Radamès d’Aïda : devant le pylône d’un temple et ses deux obélisques, un défilé triomphal de guerriers s’avance au milieu d’une allée de sphinx, portant le pharaon ou un général vainqueur. Malheureusement, ce décor n’est connu que par des reproductions dans des publications, et aucune photographie originale n’en a encore été retrouvée. Fermé en 1991, le cinéma a été entièrement détruit peu après et remplacé par une galerie commerciale qui garde son nom.

Le hall du Luxor de Buenos Aires au moment de son ouverture, en 1943 (DR)

Le hall du Luxor de Buenos Aires au moment de son ouverture, en 1943 (DR)

Partie de la couverture d’un programme du cinéma Luxor de Buenos Aires (1952) pour La Malvada (All about Eve, avec Bette Davis, George Sanders et Anne Baxter, 1950) - (DR)

Partie de la couverture d’un programme du cinéma Luxor de Buenos Aires (1952) pour La Malvada (All about Eve, avec Bette Davis, George Sanders et Anne Baxter, 1950) – (DR)

Enfin, le Luxor Imax Theatre a été pendant un temps le cinéma du Luxor Hotel de Las Vegas, à l’intérieur de la pyramide, dans la spécialité « Imax ». L’hôtel lui-même et sa pyramide de 106 mètres de haut ont ouvert en 1993. Le cinéma a commencé son activité en 1996, et a fonctionné jusqu’en avril 2008, à un moment où les décors égyptiens ont commencé à être allégés, pour ne pas dire supprimés, aux abords du casino. L’espace est maintenant consacré à des expositions « blockbuster ».

Le Luxor Imax Theatre à l’intérieur de la pyramide de l’hôtel Luxor à Las Vegas (DR)

Le Luxor Imax Theatre à l’intérieur de la pyramide de l’hôtel Luxor à Las Vegas (DR)

Les cinémas Luxor français sans décor égyptien

Il y a trois cinémas Luxor en France, qui n’ont rien d’égyptien. Le Luxor de Drancy (1938), toutefois, pose quand même la question de sa lecture architecturale : les lignes verticales, très Art déco, des façades latérales, de même que la balustrade au-dessus de l’entrée ont un vague parfum égyptisant. Et si l’on va plus loin encore, ces étranges masses « genre soucoupes volantes » au-dessus des deux colonnes latérales, rapidement retirées (ou tombées ?), ne font-elles pas penser à une adaptation Art déco de la colonne de Taharqa ? Le cinéma fut démoli en 1970, peu de temps après sa fermeture.

Carte postale représentant Le Luxor de Drancy. Cliché Godneff (collection privée)

Carte postale représentant Le Luxor de Drancy. Cliché Godneff (collection privée)

Le Luxor à Bordeaux, créé par Emile Couzinet en 1931, a une histoire passablement agitée, avec en arrière fond une guerre des exploitants locaux. « L’équipe Bonneterre-Sédard s’était donc implantée barrière Judaïque avec le Florida, et barrière du Médoc avec le Tivoli. Couzinet répliqua en créant le Luxor (il en fut l’architecte) rue Judaïque et le Rex rue Croix-de-Seguey, sous le nez de ses concurrents. » (Françoise Taliano-des Garets, La vie culturelle à Bordeaux 1945-1975, p. 69). « Notre homme assume tout – architecture, décors, confort des spectateurs, – et décide de tout, jusqu’aux chocolats glacés de l’entracte. C’est lui le patron ! ». Néanmoins l’ensemble est conçu plus en termes de rentabilité immédiate qu’en termes d’originalité à tous crins, et il n’est point question d’aller jusqu’à des décors égyptiens. La salle ferme au début des années 70.
Enfin, Le Luxor d’Oloron Sainte-Marie, ouvert en 1913, toujours en activité, n’a lui non plus rien d’égyptien.

Les cinémas Luxor non égyptiens (ou à décor égyptien non confirmé) ailleurs dans le monde

Un grand nombre de cinémas portent le nom Luxor sans que leur décor soit directement lié au domaine de l’antiquité égyptienne ou de l’Égypte moderne. Nous en avons déjà réuni un large échantillonnage dans la liste ci-jointe, mais sans doute beaucoup d’autres restent encore à découvrir. Si vous en connaissez qui n’y figurent pas, merci de nous les signaler en nous écrivant par la rubrique « contact » de ce site.
On peut néanmoins déjà tirer de cette liste un certain nombre de conclusions. Quelle que soit l’origine du nom, celui-ci rencontre un véritable engouement à travers le monde entier, et toute grande ville – voire capitale – se doit d’avoir « son » Luxor. Le nom est apparu très tôt dans l’histoire de la construction de salles de cinéma. Bien avant la guerre de 1914-18, on relève déjà plusieurs cinémas Luxor, dont celui de Leyde (Pays-Bas) ouvert en 1909, et celui de Youngstown (OH, États-Unis), en juillet 1910. Le nom perdure aujourd’hui, où des chaînes de distribution anciennes (Pays-Bas) ou récentes (Allemagne, Russie), l’utilisent volontiers. Par ailleurs, il convient de noter que le nom de Luxor n’est pas forcément utilisé dès la première ouverture de la salle, mais peut apparaître en cours d’exploitation, certainement pour mieux s’adapter à la mode du moment.
Le Luxor Theater d’Arnhem (Pays-Bas) a été construit en 1914-1915 (architecte Willem Diehl). C’est l’un des rares cinémas pour lesquels le nom soit explicité : « C’est à son éclairage généreux qu’il doit son nom à partir du mot « Lux » : on a l’impression le soir qu’il est encore éclairé à l’intérieur par le soleil. Quand la séance commence, la lumière baisse jusqu’à une clarté crépusculaire qui demeure pendant toute la projection ». (H. Stenfert Kroese et D. Nijenesch, Arnhem en zijn toekomstige ontwikkeling, 1919, p. 274-278). Il reste cinéma jusqu’en 1984, après quoi il devient un centre culturel.
Pour quelques autres que nous extrayons également de notre liste, un lien – parfois ténu – avec l’Égypte ancienne montre que la relation existe, consciente ou non, entre le nom du cinéma et celui du site antique. Le Luxor Cinema d’Eastbourne (Royaume Uni) a été inauguré le 3 avril 1933 (architectes John Stanley Beard et A. Douglas Clare). Son nom a changé pour ABC en février 1962. Après avoir été divisé en deux salles en 1973, il est repris par le groupe Cannon en 1986. La fermeture en tant que cinéma intervient en 1991. Le bâtiment reste aujourd’hui inutilisé. Bien qu’il n’ait jamais été décoré à l’égyptienne, son nom était rappelé par un motif égyptien sur les publicités et les programmes, où le traditionnel disque ailé peut également être lu comme la vue en perspective du clavier de l’orgue du cinéma.

Partie supérieure d’un programme daté du dimanche 1er septembre 1935 pour un concert de Jack Hylton et son orchestre (collection Jean-Marcel Humbert)

Partie supérieure d’un programme daté du dimanche 1er septembre 1935 pour un concert de Jack Hylton et son orchestre (collection Jean-Marcel Humbert)

Le Luxor Theatre, dans le Bronx (New York), est souvent cité comme étant au moins à l’intérieur de style égyptisant, sans qu’aucun document ne le confirme. Ouvert en 1923, il a fermé à une date indéterminée pour devenir un supermarché. Le Luxor Theater de Newark (NJ, États Unis), est devenu cinéma porno sous le nom de « Luxor Follies » à la fin des années Soixante, puis démoli pour faire place à un immeuble de bureaux. Il est généralement répertorié comme étant d’architecture égyptienne, sans qu’aucun document photographique ne le confirme aujourd’hui non plus.
Bien d’autres cinémas dans le monde ont eu des noms égyptiens autres que le Luxor, sans pour autant que leur décor extérieur et/ou intérieur ait un caractère égyptien. Mais le nom de L(o)uxor continue de faire rêver, même en Égypte, puisque c’est là que se déroule chaque année, souvent en plein air non loin du temple, le festival du film égyptien et européen.

Louxor, 3e Festival du film égyptien et européen (2015), projection à côté du pylône du temple du film La Femme du pharaon d’Ernst Lubitsch (1922), avec Emil Jannings (DR).

Louxor, 3e Festival du film égyptien et européen (2015), projection à côté du pylône du temple du film La Femme du pharaon d’Ernst Lubitsch (1922), avec Emil Jannings (DR).

Jean-Marcel Humbert © Les Amis du Louxor