La « Saturday Yann Fever » fait sa rentrée au Louxor

Rencontre avec Yann Delattre

Yann Delattre ne pouvait trouver meilleur nom pour son ciné-club que ce clin d’œil à cette Fièvre du samedi soir, emblématique du cinéma américain des années 70, période qui  le passionne et qu’il connaît sur le bout des doigts. Énormes succès comme Les Dents de la mer ou films restés plus confidentiels comme La Valse des Pantins de Scorsese, ce sont en effet ces films américains des années 70 à 90 que le public du Louxor peut (re)découvrir, un samedi par mois à 11heures.  Nous avons voulu en savoir davantage sur ce cinéphile à l’enthousiasme communicatif. Il nous parle ici des auteurs qui l’ont nourri, des critères qui orientent le choix des films projetés et de sa conviction qu’il n’y a nul antagonisme entre la « dissection » rigoureuse d’un film face au public et la magie du cinéma…

Devant le Louxor, 22 septembre 2014

Devant le Louxor, 22 septembre 2014

Comment vous êtes-vous retrouvé à animer une séance de ciné-club au Louxor ?
C’est à la FEMIS où j’étais étudiant que tout a commencé. Durant l’année 2011-2012, je m’occupais du ciné-club de l’école (qui est d’ailleurs passionnant car il change selon les élèves qui l’animent. L’an dernier par exemple ils ont choisi « la comédie subversive »). Je crois qu’une des séances déterminantes a été Panic sur Florida Beach de Joe Dante, projeté via le Blu-ray magnifique édité par Carlotta : j’en avais profité pour replacer le film dans son contexte historique, le remettre en perspective par rapport aux films de monstres des années 50, un genre déjà finissant au début des années 60, époque durant laquelle se déroule le film. Je voulais rendre cela le plus convivial possible et je voulais aussi montrer que c’était un film très intelligent, éloigné de l’angélisme d’une certaine représentation des années 60, ce qui ne l’empêche pas d’être nostalgique. Tout cela a plu à Stéphanie Hanna, une camarade de promotion. Elle en a parlé à Emmanuel Papillon qui encadrait alors le département Distribution – Exploitation et était déjà venu à quelques-uns de mes ciné-clubs. Après avoir mis fin à ses fonctions à la FEMIS, il m’a donné rendez-vous pour me dire qu’il pensait que je pourrais animer une séance au Louxor. C’était encore à préciser mais l’idée était de passer des films que j’aimais, plutôt fédérateurs, d’une période intéressante. J’avais eu tendance à tirer le ciné-club de la FEMIS vers le cinéma de genre pur et dur, ce qui convenait plutôt bien. Et début 2013 (le temps que le Louxor trouve son rythme de croisière), l’idée de faire un ciné-club au Louxor s’est imposée.
Mais un ciné-club orienté vers les années 70 et 80 ?
D’abord, cela correspond à la « zone de confort » de ma cinéphilie… C’est une période que je connais bien et que je trouve fascinante. Nous en avons discuté avec Stéphanie et avons vu que nous aimions des films dits mineurs de certains réalisateurs comme Scorsese : je pense à After Hours qui passe rarement ou à La Valse des Pantins, considéré comme mineur alors qu’il est en plein dans ses thématiques ! C’est presque un versant « clown triste » de Taxi Driver. Et c’était une belle surprise de voir autant de monde pour ce film. Quant à Saturday Night Fever, il a un lien très fort avec son public. Il y a des moments de grâce dans ce film, comme la séquence d’ouverture montrant Travolta qui marche parmi les passants avec ses pots de peinture, et ses numéros de danse, bien sûr.
Et d’ailleurs, lorsque nous avons voulu jouer la carte d’un film plus récent des Farrelly (Bon à tirer, de 2011), qui était un peu à part, cela a moins bien marché : on s’est rendu compte que cette comédie intéressait beaucoup moins. Je pense que le public de ces séances attend plutôt le côté « grand classique des années 70/80 ».
Mon autre critère de choix est que pour le moment, dans ce créneau horaire, nous avons choisi de nous restreindre aux copies qui existent en numérique et évitons le 35mm. Cela permet d’ailleurs parfois de redécouvrir des films avec des masters complètement nouveaux et d’excellente qualité.
Vous faites aussi de la réalisation ? Pouvez-vous nous dire un mot de vos projets ?
Je suis sur un projet de court-métrage que je vais réaliser fin novembre et j’écris mon premier long que je dois réaliser fin 2015-2016. Je travaille au financement avec ma productrice. On attend les réponses pour le court (notamment d’une chaîne, du CNC et d’une région) qui constituent la base du budget du film et pour le long, nous en sommes juste à la recherche d’aides à l’écriture et au développement.
Faites-vous  le lien entre votre activité de « passeur » par le biais du ciné-club et celle de réalisateur ?
J’ai même du mal à les dissocier. Revoir les films que j’aime et en parler, cela me nourrit, me donne de l’énergie. Et plus j’apprends à faire des films (car je ne dis pas que je sais en faire !), plus je trouve intéressant de me replonger dans ces œuvres. Avec le recul, quand on essaie de faire des films et que l’on bute sur des questions de mise en scène, c’est très stimulant par exemple de revoir un film comme Terminator qui m’a tellement accompagné et qui est, de A à Z, si bien « tenu ». Il est vraiment très bon, impressionnant de maîtrise. Et inversement, j’étudie d’autant mieux un film que j’ai appris à en écrire et à en faire !
Mais qu’est-ce que vous, vous cherchez à réaliser ?
C’est peut-être surprenant mais ce sera de la comédie. J’en vois peu au moment d’écrire, sans doute pour ne pas être complexé par de grands réalisateurs et de meilleures plumes que la mienne ; je préfère que les influences soient indirectes. En fait je ne sais encore qui je suis en tant que réalisateur. J’aime le mélange des genres et j’ai la chance de débuter et de pouvoir tester plein de choses. Comme beaucoup vous le diraient sans doute, j’essaie de faire le film que j’aurais envie de voir…

Affiche (site du cinéma Louxor)

Affiche (site du cinéma Louxor)

Et vous commencez donc votre 2e année au Louxor avec Shining de Stanley Kubrick.
Shining, pour la séance de rentrée, convenait bien. C’est un film adoré, qui a eu un chemin bizarre. Il a été reçu avec déception aux États-Unis pour diverses raisons : le jeu de Jack Nicholson a été mal compris, beaucoup de gens, succès du livre aidant, attendaient un film « gothique » et se retrouvaient face à une œuvre à mi-chemin entre le gothique dont il reprend certains éléments et autre chose. Je ne trouve pas que le cinéaste ait défiguré le bouquin de King, il l’a essoré, en a gardé des images emblématiques. C’est du Kubrick pur et dur où une séquence, un plan, doivent donner beaucoup d’informations et de sentiments. Mais je crois qu’aux États-Unis, il a été reçu avec déception en raison de l’aura qu’avait déjà Kubrick qui avait enchaîné Docteur Folamour, Orange mécanique, 2001, Odyssée de l’espace. Et à partir de Barry Lyndon, qui avait déjà été douché par la critique et le public, on attendait le 2001 du film d’épouvante. Puis on est passé d’un film conspué aux États-Unis à des critiques plutôt bonnes en France, avec des réserves, notamment sur le jeu de Nicholson.
On a parlé de grand guignol.
Oui mais alors du grand guignol très contrôlé !

Présentation du film Shining, samedi 27 septembre

Présentation du film Shining, samedi 27 septembre

Et ensuite, que nous proposez-vous ?
En novembre, Piège de cristal avec Bruce Willis de John McTiernan qui est en ce moment à l’honneur à la Cinémathèque. C’est un des grands films d’action des années 80, qui a fait passer Bruce Willis d’acteur prometteur (il jouait dans la série comique de Moonlighting) à celui de superstar. C’est le genre d’œuvre qui a une mise en scène tellement précise, tellement limpide, qu’avoir un regard analytique exige de se détacher du spectacle qu’il offre. Quand on « regarde » Piège de Cristal, le film vous prend par la main, vous conduit dans son histoire avec une adresse extraordinaire. Et ce qui est marrant, c’est de sortir de la « captatio » pour en faire l’analyse et se demander (question facile et difficile à la fois) : « qu’est-ce qui fait que le film m’est si bien raconté et me guide aussi bien au travers de sa mise en scène ? ».
Je présenterai aussi Massacre à la tronçonneuse. C’est un film qui s’est un peu transformé en classique, dans un climat très polémique (on l’a même accusé d’être fasciste à sa sortie) mais c’est un film incroyable, pur produit d’exploitation fait avec trois bouts de ficelles et censé ramener de l’argent mais à la mise en scène d’une rare puissance. On lui colle l’image de film gore, ce qu’il n’est pas du tout. C’est un film très économe, à la mise en scène assez unique, un film d’horreur moderne aussi important que L’Exorciste ou Shining. Et un film d’horreur sociale. Les « méchants » sont une pauvre famille d’anciens ouvriers d’un abattoir qui a fermé et qui sont conduits au cannibalisme pour survivre.
Vos séances (qui se tiennent dans la salle 2) trouvent leur public ?
Dans l’ensemble, oui. C’est bien sûr variable mais (sauf, on l’a vu, pour le film des Farrelly), ça marche plutôt bien, voire très bien (Terminator, Les Dents de la mer, La Valse des pantins).  [salle pleine également pour Shining, NDLR).
Vous replacez toujours le film dans son contexte et la discussion qui suit la projection est une vraie analyse filmologique. Comment réagit le public ?
Certains peuvent réagir vivement ! Pendant la discussion qui suivait La Valse des pantins, par exemple, une dame est partie en disant qu’elle ne voyait pas l’intérêt de vouloir tout comprendre et de « décortiquer » le film…
L’idée que l’analyse gâche le plaisir ?  ôte au film sa « magie » ?
La réaction est sur le coup un peu déstabilisante mais surtout, c’est à côté de la plaque. Cela peut paraître paradoxal mais pour moi l’analyse n’enlève pas la magie, qui résiste !  Que ce soit devant Spielberg, Kubrick, Scorsese, Cameron, on peut disséquer une mise en scène et se dire au bout du compte : « je ne sais toujours pas comment il a concrétisé cette idée ».  On peut faire ce travail analytique, voir par quel concept le réalisateur est passé et, tout en connaissant la technique, l’approche du scénario qu’il a eue, se demander à quel moment on a suffisamment d’intuition, de talent, d’instinct, pour arriver à cette idée. Et c’est une position que j’ai envie de garder en tant que jeune metteur en scène. Devant les films que j’admire, je vois ce qu’a fait le réalisateur mais une part de moi ne comprend toujours pas comment il en est arrivé là.
Vous sentez l’intérêt du public pour ce genre de discussion...
J’ai la chance d’avoir des salles très patientes, très curieuses, très bienveillantes…Pour La Fièvre du samedi soir, j’avais fait beaucoup de recherches historiques sur l’influence du disco, la culture des boîtes de nuit et dans la discussion, cela avait pris un peu le pas sur le cinéma. J’avais délaissé certains aspects. Une spectatrice m’a fait remarquer que j’avais délaissé le pôle politique du film. Du coup, cela m’a obligé à réactiver deux ou trois éléments d’information. C’est positif. Et je suis revenu sur ce qui m’intéresse beaucoup chez Travolta, un acteur qui a nourri mon enfance, que j’ai continué à aimer et qui est très à part parmi les acteurs des années 70. Il renoue avec le côté « young boy » américain, souriant, à côté des névroses d’un De Niro et il annonce un peu la folie d’un Nicholas Cage. C’est un acteur passionnant même s’il a fait ensuite des choix de carrière souvent hasardeux genre Michael  ou Phénomène, films dispensables s’il en est).
Le public est plutôt jeune ?
Pas forcément, c’est mélangé. J’ai même vu des enfants dans la salle pour Les Dents de la mer. Pour un film  emblématique, avec une influence culturelle forte, comme Massacre à la tronçonneuse, les gens de 40/50 ans peuvent l’avoir vu en salles, ils l’adorent et reviendront le voir. Pour les jeunes de 18/20 ans, il peut y avoir un décalage ; ils ont peut-être un rapport très différent à ce cinéma d’horreur là. Il est vrai qu’on a eu ensuite, durant les années 90 des films comme Scream par exemple qui ont fait du mal au cinéma d’horreur traditionnel et qui ont mis dans l’idée que le spectateur d’aujourd’hui est bien plus malin que le spectateur de l’époque, alors que ce sont seulement les conventions qui évoluent. Donc il y a sans doute un mélange de jeune public universitaire et de vrais fans.
Outre la période,  il y a une cohérence, un lien entre les réalisateurs de ce Panthéon personnel ?
Ce sont des cinéastes qui me nourrissent et me stimulent. J’admire leur art de la mise en scène, leur manière de transmettre des émotions par l’image. Tous à leur manière ont toujours un pied dans le classique et un côté en même temps très moderne. Chez Kubrick, le découpage est presque la quintessence du classicisme, et en même temps, ce qu’il met dans le cadre est ultra baroque ! Le lien est aussi leur volonté (on peut aussi citer Cameron) de raconter des histoires  en artisans. C’est de là, grâce à cet artisanat de très haute qualité, que vient le plaisir de disséquer leurs films. Mais, j’ai essayé de le dire tout à l’heure, c’est un artisanat qui conserve son côté magique. Prenez la scène de La Valse où De Niro imagine que Jerry Lewis lui a donné rendez-vous dans un café : dans le plan suivant on le retrouve tout seul chez lui, à la place exacte qu’occupait Jerry Lewis dans le plan précédent. Ce genre d’idée de mise en scène permet de très bien comprendre la folie du personnage, son ambition de supplanter l’autre dans l’admiration qu’on lui porte, mais je ne sais toujours pas à quel moment on prend la décision de faire un  plan aussi simple et aussi fort. Car le plan est hyper puissant mais en même temps je ne sais pas à quel moment il est arrivé à conceptualiser cela. Il reste cette zone d’ombre. Des gens comme Kubrick ont des idées de plan en apparence très simples mais qui ont un sens très profond. Ce qui n’exclut pas chez lui l’humour noir. J’aime son côté potache, avec un regard même parfois un peu grivois. C’est aussi ce qui me pousse pour le ciné-club, j’essaie d’aller tirer une ficelle qu’on n’aborde pas forcément chez un cinéaste. Ce qui me rend Kubrick si attachant, ce n’est pas le folklore du mec monomaniaque, génie reclus à moitié fou. Non, c’est un esprit très fort, qui n’hésite pas à être potache par moments.
Je pense à une des dernière scènes très fortes d’Orange mécanique comme celle où le Ministre de l’Intérieur britannique donne la becquée à un criminel et qui est une satire tellement poussée, tellement drôle ! L’intrication entre le domaine moral et politique est géniale mais dans ce plan  où il fait passer cette part de philosophie, il y a un cynisme et un sens du potache énormes.
C’est comme pour le Spielberg des Dents de la mer, il ne faut pas céder à cette théorie un peu idiote qui veut qu’il soit devenu mature après La Liste de Schindler, ce qui ne veut rien dire. Spielberg était déjà un immense technicien dès ses 25 ans. Les Dents de la mer, Rencontres du troisième type, sont des divertissements très adultes.
J’essaie donc d’aller chercher quelque chose qui me plait chez un cinéaste ; si je parle de l’humour de Kubrick, ce n’est pas par volonté de faire le malin en prenant le cinéaste par là où on l’attend le moins, mais tout simplement parce que j’y suis sensible.

27 septembre 2014

27 septembre 2014

Propos recueillis par Annie Musitelli et Michel Souletie

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