Qui êtes-vous, M. Zipcy ?

Article mis à jour en avril 2024

L’architecte du Louxor

Le  Louxor a été accueilli à sa construction en 1921 comme l’une des plus modernes et confortables salles de cinéma de Paris. Aujourd’hui encore son architecture d’inspiration égyptienne ne cesse d’intriguer les passants et  sa façade éclatante restaurée illumine le carrefour Barbès depuis le 17 avril 2013. Mais son auteur demeure dans l’ombre. Le mystérieux M. Zipcy, dont le nom fut longtemps estropié – en M. Zipey ou Ripey notamment – a traversé discrètement l’histoire de l’architecture. Peu de traces de lui dans le vaste champ d’archives qui nous renseignent sur ceux dont les œuvres ont enrichi le patrimoine bâti.

Henri Zipcy (1873-1950)

Henri Zipcy (1873-1950)

Cet architecte aurait-il signé un coup de maître avec ce Palais du cinéma puis choisi de se réfugier dans une pratique de l’architecture beaucoup moins exposée aux feux de la rampe ? Même ce bâtiment qui fait l’objet de notre attention aujourd’hui a occupé peu de place dans les publications spécialisées. Le reste de son œuvre est méconnu.

Henri Joseph Marie Zipcy (parfois nommé de manière erronée Henri-André Zipcy) est né le 10 décembre 1873 à Constantinople dans une famille arménienne catholique originaire de Smyrne (Izmir)(1). Ses parents (2), André Zipcy et Catherine Lischko – une Autrichienne – font partie de la bourgeoisie intellectuelle de Péra. Henri est baptisé dans l’église Sainte-Marie Drapéris, très fréquentée par les Français. Le père, André, « sujet ottoman », est propriétaire de journaux et publie entre autres  La Turquie (3) et  L’Orient, en langue française. Les archives familiales attestent d’échanges de correspondance entre lui et Pierre Loti (4). Il évolue dans la société aisée de Péra, quartier de Constantinople et fief de puissantes familles levantines, qui mènent une vie culturelle intense entre théâtres, cinémas et écoles prestigieuses.

André Zipcy et Catherine Lischko. Portraits réalisés à l’huile en 1895 par Iphigénie Dupont-Zipcy.

En cette fin de XIXe siècle, « cafés élégants, magasins brillants, théâtres, ambassades, clubs »(5) côtoient hôtels particuliers, élégantes demeures et palais de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Les fêtes y sont nombreuses pour cette société cosmopolite où s’affiche une diversité de cultures de religions, et où les familles parlent couramment plusieurs langues, notamment le français (6). nombreuses, et les familles parlent couramment plusieurs langues. C’est donc tout naturellement qu’Henri Zipcy vient étudier en France. L’École des beaux-arts de Paris attirait à cette époque des fils de la bourgeoisie turque, Istanbul n’ayant été dotée que plus tardivement d’une école des Beaux-arts.

Henri Zipcy arrive à Paris en 1889 et est admis à l’École nationale des beaux-arts en février 1892, en 2e classe (7), en section architecture. Il intègre l’atelier de Gaston Redon, le frère du peintre Odilon Redon. Le professeur écrira que « le zèle et l’assiduité » du jeune élève lui font « espérer qu’il deviendra un jour un des brillants élèves étrangers » (8) de son atelier.
Parmi ces étudiants étrangers quelques-uns viennent de Turquie (9). Une fois le diplôme d’architecte obtenu ou la formation terminée, ils retournent souvent à Istanbul, et certains y réaliseront des œuvres remarquables. Ainsi des architectes reconnus comme Alexandre Vallauri, Levantin ayant étudié à Paris entre 1869 et 1878. Fort actif dans sa ville natale, il est l’auteur d’un grand nombre d’édifices comme le légendaire Péra Palace, la Banque impériale ottomane, le Musée archéologique ou le pavillon turc de l’Exposition universelle de 1889 (en fait, un bâtiment pour la Régie des tabacs). Ce même Vallauri construira en 1882 l’Ecole des beaux-arts d’Istanbul et en deviendra l’un des principaux enseignants à partir de 1883.
Autre élève turc des Beaux-Arts de Paris, Mehmet Vedat Tek, architecte de renom, chef de file du premier mouvement architectural national en Turquie, présent à Paris dans l’école de 1895 à 1898, donc sur la même période que Zipcy. Se sont-ils fréquentés ? Ont-ils puisé aux mêmes sources et partagé les mêmes inspirations ? Vedat Tek réalise à son retour à Istanbul une architecture qui se distingue : la Poste centrale de Sirkeci, le débarcadère de Haydar Pacha, ainsi que d’autres bâtiments remarqués où il emploie en abondance la céramique, mélangeant l’orientalisme et l’Art nouveau, deux influences qu’il manie avec élégance.
Le professeur Redon, Prix de Rome, regarde aussi vers l’Orient. Ses travaux sur la restauration de la ville antique de Baalbek (10), au Liban, lui valent la médaille d’honneur du Salon de Paris de 1890. Quelle a été l’empreinte de son enseignement sur l’élève Zipcy ? En tout cas l’apprenti architecte semble avoir entendu son maître quand celui-ci avouait « une profonde aversion pour le métier d’architecte au quotidien avec toutes les contingences qui s’y rattachent » (11), préférant entretenir ses élèves du dernier concert auquel il venait d’assister. Henri Zipcy se considérera au cours de sa vie professionnelle comme un artisan plutôt qu’un architecte, au dire de sa petite-fille, qui nous confie ses souvenirs.
En 1897, Zipcy est admis en 1re classe de l’École des beaux-arts. A l’issue de sa formation, retourne-t-il à Istanbul ou exerce-t-il dans la capitale française ? Pas de trace d’une activité en Turquie (un seul architecte d’origine arménienne formé à Paris, également dans l’atelier de Redon, promotion 1895, est actif à cette époque à Istanbul, Aram Tahadadjian) (12). Pas de trace d’une activité en France non plus. Plusieurs adresses le situent à Paris entre 1906 et 1914 (13).
On le retrouve à Istanbul en 1912. Son acte de naturalisation révèle qu’il y épouse le 8 janvier de cette année-là une Italo-Allemande catholique, Sylvia (dite Frieda) Leonhardi (14), fille d’un ingénieur de la Régie ottomane des tabacs. Le couple s’installe en 1914 à Paris, au 33, boulevard Garibaldi. Cette adresse abritera le domicile de la famille et l’atelier de l’architecte pendant plus de trente ans.

Henri Zipcy, sa belle-mère, sa femme et ses fils (en uniforme du collège Stanislas) en 1926, lors d'un événement familial.

Henri Zipcy, sa belle-mère, sa femme et ses fils (en uniforme du collège Stanislas) en 1926, lors d’un événement familial.

Les époux Zipcy obtiennent la naturalisation par décret du 26 septembre 1928 (15). Entre-temps sont nés trois fils, en 1912, 1913 et 1917. Les Zipcy donnent à leurs trois enfants une éducation française sans rien transmettre de leur histoire ottomane et de leur culture arménienne. Les enfants étudient au collège Stanislas et connaissent  peu de choses de leurs origines. Ce fut d’ailleurs le cas de nombreux Arméniens qui avaient dû quitter la Turquie à cette époque : peut-être les parents voulaient-ils protéger leurs enfants en occultant une part du passé familial et le souvenir du génocide arménien. L’un des fils Zipcy, Fernand, deviendra architecte et exercera à Cherbourg, où il est décédé en juin 2009.

Un architecte discret

Comme il fut discret avec ses enfants sur son histoire familiale, Henri Zipcy le fut aussi avec eux sur sa carrière. Sa petite-fille décrit un homme « sensible et réservé » qui se considère davantage comme un « artisan », et dont la descendance sait peu de choses sur l’œuvre réalisée. Son arrière-petit-fils, également architecte, a découvert une fois diplômé que son aïeul avait construit le Louxor.Pourquoi une telle discrétion ? Nous ne pouvons avancer que des hypothèses, les archives professionnelles ou familiales étant muettes.
Pourquoi le Louxor, seule œuvre connue de Zipcy, n’est-il pas resté dans les mémoires et les annales familiales ? Une supposition : Henri Silberberg, le « promoteur » qui a fait construire le cinéma, meurt en novembre 1921, un mois après l’inauguration du Louxor, et le jour même où il est déclaré en faillite… L’architecte a-t-il été payé ? Un défaut de paiement expliquerait-il que cette « affaire » voulait être oubliée ?
Pour le peu que l’on connaisse de la situation financière d’Henri Zipcy, il vit assez modestement, sans ostentation. En 1928, lors de sa demande de naturalisation, il répond au questionnaire qui lui est soumis, déclarant « annuellement 40 000 francs de revenus, 4 000 francs de loyer et 4 247 francs de contributions ». Il ne s’engage pas à payer tous les droits de sceau (1 276 francs) pour sa naturalisation et propose d’en régler 500 francs. Dans une lettre de sollicitation de la nationalité française datée du 6 février 1928, il signale habiter en France depuis trente-huit ans et demande à être exonéré du surplus des droits de sceau en raison de la modicité de ses ressources. La lettre est signée par les deux époux. Le 6 septembre 1928, le bureau du Sceau donne un avis favorable à la naturalisation de la famille Zipcy (16).
En 1943, sur enquête de la préfecture de police, Zipcy est soumis à la Commission de révision des naturalisations. Le gouvernement de Vichy, reprochant à la loi de 1927 d’« avoir fait des Français trop facilement », non seulement suspend les naturalisations, mais, avec la loi du 22 juillet 1940, exige une révision générale des naturalisations accordées depuis 1927, la nationalité française pouvant être retirée après avis de la Commission nationale chargée d’instruire les dossiers cas par cas. Là encore, Henri Zipcy répond à un questionnaire et annonce, pour l’année 1942, « 23 356 francs de revenus et 6 000 francs de loyer ». Il déclare que ses « revenus sont insignifiants du fait de la guerre », indiquant que ses enfants subviennent en partie à ses besoins. Il fait état de son métier de « vérificateur de travaux pour les particuliers » (17).
Peut-on en déduire qu’il n’a pas beaucoup de commandes à cette époque-là ? On peut également penser qu’il fait preuve de prudence en répondant à un questionnaire où l’enjeu est important, à savoir conserver la nationalité française pour lui et sa famille quand règnent la peur et le plus grand arbitraire dans les critères de sélection et les motifs de déchéance de la nationalité. Et au moment où cette sinistre Commission dénaturalise à tour de bras (18).

On peut difficilement imaginer une telle approche de la pratique architecturale à notre époque de « starchitectes ». Si Henri Zipcy a essentiellement exercé son activité durant un demi-siècle pour une clientèle privée, construisant habitations individuelles et commerces, il a montré aussi, avec le spectaculaire Louxor, qu’il était capable d’innovation et pas seulement d’application artisanale d’un savoir-faire artistique. Les questions demeurent cependant sur la démarche qui l’a conduit au style Art déco et aux influences égyptiennes pour ce cinéma. Était-ce son choix ? Ou bien celui de son commanditaire ? Son éducation cosmopolite et ouverte sur plusieurs cultures a-t-elle influé sur ce parti pris ?

5 janvier 1920 : Henry Zipcy signe les plans du Louxor

Après cet ouvrage, on sait qu’il a participé à des projets d’architecture commerciale ou domestique. Ainsi, sur une photo que possède la famille, on voit une  maison en meulière construite par lui à Andrésy dans les années 20, pour son usage personnel (il en a construit une autre dans la même rue, à côté de la sienne, pour un ami, originaire lui aussi d’Istanbul).

 

La maison D’Henri Zipcy à Andrésy

Il avait choisi cet endroit calme, en plein milieu des champs, après avoir un temps songé à acheter La Boisserie, à Colombey-les-Deux-Églises, pour l’aménager. L’abandon de ce projet permit une dizaine d’années plus tard au général de Gaulle de l’acquérir et d’en faire son refuge de paix… C’est dans cette maison d’Andrésy qu’Henri Zipcy décède le 1er octobre 1950.

Quelques traces nous signalent des projets d’Henri Zipcy ; ils n’ont pas eu l’éclat du Louxor… La plupart de ces constructions ont été détruites ou transformées, mais elles racontent une partie de son histoire.

Projets d’Henri Zipcy ayant fait l’objet de demande de permis de construire :

17, rue de La Tour (16e)
Client : Mme Bouvier
Architecte Zipcy, 33, bd Garibaldi
Ateliers d’artistes en RDC
11 mars 1925
puis 26 juin 1925
-27, rue Ginoux
Client : Marché français des fourrures et pelleteries
Zipcy 35 [sic] bd Garibaldi
Bâtiment pour salles des ventes
Juillet 1920
-27, rue Ginoux
Même client
Zipcy
Salle d’exposition en rez-de-chaussée
-67, rue de Longchamp
Client : de Monbrison
Zipcy, 33, bd Garibaldi
Remise rez-de-chaussée
7 avril 1920
-Bd Magenta
Pour M. Zilberberg [sic]
M. Zipey [sic]
Cinéma
7 janvier 1920
-15, rue Fondary
Client : Hurst
Arch. Meister et Zipcy, 12, rue de Bucarest
Habitations de 3 étages
23 juin 1930

L'école Bréguet (Photo "La Technique des travaux", année 1931).

L’école Bréguet (Photo “La Technique des travaux”, année 1931, p. 65).

La Technique des travaux, année 1931 pages 64-65

La Technique des travaux, année 1931, pages 64-65

-81 à 89, rue Falguière
Société de l’école Bréguet
Arch. Chifflot, 90, bd Raspail [ce nom figure seul sur le permis mais H. Zipcy a participé au projet, comme l’indique le document ci-dessus. NDLR.]
Constr. 4 étages de locaux scolaires
31 juillet 1929
-Hôtel La Pérouse, 40, rue La Pérouse (16e)
Archi. M. Zipcy
Surélévation (réalisé)
1926

Michèle Alfonsi © lesamisdulouxor.fr

Sources : archives privées

Notes
1. Les Zipcy, une famille de négociants, habitaient Bornova (Bournabat), près de Smyrne. Le grand-père d’Henri, Jean Zipcy, y a fait construire une maison en 1832, demeure connue par la suite sous le nom de « maison Balladur ».
2. Voir leurs portraits réalisés à l’huile en 1895 par Iphigénie Dupont-Zipcy. Cette artiste, née en 1840 à Smyrne, a épousé le peintre français Emile Dupont. Elle est la nièce d’André Zipcy et la cousine d’Henri. André est représenté dans ce portrait avec le fez.
3. La Turquie, journal politique, commercial industriel et financier.
4. En témoigne une lettre conservée par la petite-fille d’Henri Zipcy, où Pierre Loti s’excuse auprès de son ami de n’avoir pu lui rendre visite lors de son passage à Istanbul.
5. Edmondo de Amicis, écrivain et journaliste, a fait de nombreux récits de voyages, dont « Constantinople » en 1870.
6. « La direction des Beaux-arts obligeait les postulants étrangers à passer un examen en langue française, extrêmement difficile… Ceux qui venaient de l’étranger se voyaient souvent repoussés » (John Rewald. Le post-impressionnisme, Albin Michel, Paris, 1961). Le jeune Zipcy a certainement une connaissance solide du français, car il réussit à franchir cet obstacle.
7. L’école est divisée en deux classes. Un concours permet d’entrer en 2e classe ; puis, pour être admis en 1re classe, un certain nombre de valeurs est requis.
8. Voir le dossier scolaire de Zipcy (Archives nationales). Lettre signée de Gaston Redon en août 1892 certifiant qu’Henri est son élève.
9. Voir le chapitre « Liste par résidences », classement par pays, dans « Les architectes élèves de l’Ecole des beaux-arts, 1793-1907 », de Louis David de Penanrun, Edmond Delaire et Louis François Roux (Librairie de la Construction moderne, édition 1907). Pour la Turquie, la liste en compte sept, tous venant de Constantinople : Farra, Pappa, Tahadadjian, Vallauri, Vedad-bey (Vedat Tek), Zenop et Zipcy.
10. Voir fiche biographique, fonds Gaston Redon, Archives, Cité de l’architecture et du patrimoine.
11. Voir fiche biographique, fonds Gaston Redon, Archives, Cité de l’architecture et du patrimoine.
12. Voir Taline Ter Minassian, in « Les Arméniens de Constantinople. Essai de topographie urbaine ». Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, septembre 2005.
13. Il est indiqué, dans son dossier de naturalisation (Archives nationales), qu’Henri Zipcy est domicilié à Paris au 15, rue de Poissy (5e) de 1906 à 1912 ; puis au 9, rue César-Franck (1er) de 1912 à 1914 ; et au 33, bd Garibaldi (15e) à partir de 1914.
14. Frieda, pur fruit de ce cosmopolitisme levantin, parle plusieurs langues (français, allemand, italien, grec ; et turc avec les employés de maison, selon sa petite-fille.
15. Décret de naturalisation du 26 septembre 1928. Voir dossier Zipcy 84641×28, demande d’acquisition de la nationalité française le 24 mars 1928, Archives nationales. Henri Zipcy, qui vit à Paris depuis 1889, fait sa demande de naturalisation en 1928. Il est probable que le choix de cette date ne soit pas étranger à la promulgation, en août 1927, d’une loi facilitant l’accès à la naturalisation, la France ayant besoin de main-d’œuvre après les pertes massives de la Première Guerre mondiale. A noter, également : Amédée Tiberti, qui a réalisé le décor du Louxor, a lui aussi obtenu sa naturalisation en 1928 (publication au Journal officiel du 1er juillet 1928).
16. Voir note 15.
17. Ces informations figurent également dans le dossier de naturalisation de la famille Zipcy cité en note 15.
18. Bernard Laguerre, « Les dénaturalisés de Vichy, 1940-1944 », in Vingtième Siècle, revue d’histoire, 1988.