Le Carlton d’Islington

Un ancien cinéma londonien acheté par une église évangélique

Egyptomanie et cinéma ont souvent fait bon ménage, Jean-Marcel Humbert nous l’a rappelé lors de sa conférence du 8 septembre. Un de nos adhérents, Bernard Meyre, a rapporté d’un voyage à Londres une série de photos de l’ancien  Carlton d’Islington, à la périphérie de Londres, cinéma égyptisant de 1930 qui devrait être réhabilité.

Dans les années 20, à Londres comme dans le reste de l’Europe et outre Atlantique, les architectes et décorateurs de cinémas se plaisaient à utiliser des thèmes exotiques : décors chinois, mauresques, gréco-romains, égyptiens. Entre 1928 et 1930, quatre cinémas égyptisants furent ainsi construits à Londres1 : le Luxor à Twickenham, l’Astoria à Streatham, et deux Carlton, l’un à Upton Park , l’autre (qui nous intéresse aujourd’hui) à Islington.

la façade du Carlton d'Islington en 2009

Vue générale du Carlton d’Islington  (novembre 2009)

Ces grands cinémas (2248 places pour le Carlton d’Islington, près de 3000 pour l’Astoria de Streatham) associaient le luxe « pharaonique » à l’utilisation des dernières technologies  en matière de chauffage et d’aération, de matériel de projection et de sonorisation, dans un souci affiché de  rivaliser avec les grands cinémas du centre de Londres. Les habitants des quartiers périphériques devaient eux aussi pouvoir rêver dans des « palais du cinéma ».
Les deux Carlton furent construits par George Coles (1884–1963), architecte renommé pour les très nombreux cinémas Art Déco qu’il édifia dans les années 20 et 30, notamment pour Oscar Deutsch, fondateur de la chaine des salles Odeon en Grande Bretagne qui en comptait 250 en 1937.

Contrairement au Carlton d’Upton Park, créé à partir d’un bâtiment préexistant (en l’occurrence une école), le Carlton d’Islington, comme le Louxor parisien, fut conçu dès le départ pour être un cinéma. Il  ouvrit ses portes en 1930 avec le film Welcome Danger avec Harold Lloyd, un des tous premiers films (partiellement) parlants.

fenêtre Carlton

Fenêtre du Carlton

Si la façade du Louxor parisien est remarquable par son décor de mosaïques, celle du Carlton d’Islington se caractérise par ses carreaux de céramiques. Colonnes papyriformes, corniche à gorge, riche décor de fleurs de lotus dans la frise qui court au-dessus de la marquise : les photos montrent que ce bel exemple de style égyptisant Art-Deco a été préservé.
L’intérieur, actuellement très dégradé, était somptueux (nombreuses photos sur Internet2) mais plus éclectique, avec une salle dans le style dit « Renaissance française » (nous dirions plutôt néo-classique) et des  touches égyptisantes dans le hall d’entrée. L’édifice protégé est inscrit dans la catégorie English Heritage Grade II*3.

Colonnes papyriformes

Colonnes et pilastres papyriformes

Seul rescapé
Le Carlton d’Upton Park a été éventré par une bombe en 1945, l’Astoria a subi de très lourdes transformations et l’intérieur égyptisant a disparu, le Luxor a été démoli en 1985. Des quatre cinémas égyptisants construits dans la banlieue londonienne entre 1928 et 1930,  le Carlton d’Islington est le seul à avoir survécu. Non sans avoir subi divers avatars.

Après le cinéma et le bingo, une église ? un lieu polyvalent ?
Exploité par l’Associated British Cinemas à partir de 1935, puis  rebaptisé ABC en 1962, il cessa son activité le 5 août 1972 avec une comédie de Harry Booth, Mutiny on the buses, basée sur une sitcom très populaire à la télévision..
Converti en club de bingo (Mecca Bingo Hall), jeu de hasard dérivé du loto et extrêmement  populaire en Grande Bretagne, il survécut pendant de longues années sans que des travaux de modernisation et réhabilitation soient entrepris, puis il ferma définitivement ses portes en mars 2007.  Deux mois plus tard, en mai 2007, l’intérieur subit de graves dégradations :  selon le journal local The Islington Gazette du 24 mai 2007, il fut vandalisé (sièges et autre mobilier arrachés, murs tagués, bris de glace, etc.)  lors d’une rave party de vingt-quatre  heures qui aurait mal tourné.
Il a été racheté en 2009 par une église évangélique de création récente, « Resurrection Manifestations ». Un projet de réhabilitation existe qui a fait l’objet d’une campagne de communication de l’église elle-même  en direction des habitants et d’une exposition publique. Il doit être soumis au conseil municipal d’Islington.

Campagne de communication de "Resurrection Manifestations" auprès des habitants

Campagne de communication de “Resurrection Manifestations” auprès des habitants

L’Islington Gazette du 17 septembre 2009 nous apprend que le bâtiment réhabilité ne servirait de lieu de culte que deux ou trois soirs par semaine et serait utilisé le reste du temps  pour des manifestations sans lien avec cette église (conférences, centre communautaire, premières cinématographiques). Il ne porterait d’ailleurs pas le nom de cette église, selon les responsables de « Resurrection Manifestations », qui affirment par ailleurs avoir le soutien des services du patrimoine (English Heritage).

La façade serait restaurée ainsi que la salle de spectacle et le salon de thé.  Une salle de banquet de 520 places serait créée en sous-sol et le projet prévoit aussi la construction d’un immeuble résidentiel de sept étages à l’arrière du bâtiment afin de rentabiliser l’opération !

La réhabilitation comprend naturellement la mise aux normes du bâtiment (sécurité, accessibilité, etc.) et son désamiantage (qui a déjà été effectué). Le projet est estimé à 18 millions de livres qui viennent s’ajouter aux 5 millions du prix d’acquisition. Selon le trésorier de cette église, cité par l’Islington Gazette du 17 septembre 2009, les responsables, de « Resurrection Manifestations » souhaitent que le bâtiment soit prêt pour 2012, année olympique dont ils espèrent des retombées économiques.

Le Carlton : un exemple parmi d’autres
Notons qu’en Angleterre d’autres cinémas classés  ont déjà été rachetés par des églises évangéliques. L’Astoria Theatre de Finsbury Park, à Londres, a été repris en 1995 par une église basée au Brésil (« The United Church of the Kingdom of God »). Toujours à Londres, cette même église est propriétaire du Grange Cinema ( sur Kilburn High Road) devenu lieu de culte. L’UCKG a également acquis en 2003 le cinéma EMD de Walthamstow (1930). Mais le conseil municipal a refusé le projet proposé et le lieu est fermé depuis cinq ans. Cette église ne désarme pas et a formulé fin 2009 une nouvelle demande qui doit être examinée. La mobilisation des habitants contre le projet de cette église continue. Le site http://www.mcguffin.info/ donne les dernières informations. Le superbe Gaumont State (1937) de Kilburn High Road, qui possède encore un orgue Wurlitzer, a été acheté par l’église « Ruach Inspirational Church of God » pour le transformer en lieu de culte. Citons aussi le cinema ABC (ancien Savoy, construit en1936) de Northampton,  acheté par la Jesus Army et devenu après réhabilitation le Jesus Centre.
Un autre cinéma du quartier de Crystal Palace (25 Church Road), devenu d’abord club de bingo, le Gala Bingo Hall a été acheté par une autre église évangélique (Kingsway International Christian Centre) en dépit de l’offre concurrente de la chaine de cinéma indépendante City Screens. Mais les protestations sont vives et les autorités locales viennent de refuser le changement d’affectation du lieu. Donc rien n’est encore joué.

On le voit, ces rachats par des églises ne vont pas sans poser problème et sont parfois objet de polémique. Certes, ces bâtiments sont tirés de l’abandon et restaurés par leurs repreneurs (les autorités municipales, ainsi déchargées d’un fardeau, ne voient pas d’un mauvais œil de telles opérations !) mais à quelles conditions ? Si ces bâtiments sont transformés pour devenir exclusivement des lieux de culte, non seulement ils n’ont plus aucune chance de redevenir des cinémas mais le public (autre que les adeptes de ces églises) se retrouve exclu de ces lieux réhabilités qui ont  pourtant marqué tout un quartier de leur empreinte.

Annie Musitelli © Les Amis du Louxor

1. Chris Elliot, Katherine Griffis-Greenberg et Richard Lunn, «Egypt in London– Entertainment and commerce in the 20th metropolis», Jean-Marcel Humbert et Clifford Price, Imhotep today : Egyptianising architecture, UCL Press, 2003, chapitre 6.

2. Voir notamment les photos des sites de la Cinema Theatre Association et de Cinema treasures (qui donne d’autres liens) .

3. Les bâtiments sont classés par English Heritage selon trois catégories : Grade I (intérêt exceptionnel), Grade II* et Grade II.