Une séance au Louxor en 1923

Le programme du Louxor du 14 au 20 septembre 1923, conservé à la section Archives de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris et aimablement communiqué par Madame Geneviève Morlet, est un petit livret de huit pages, non illustré, qui contient l’horaire et le programme des séances de la semaine (en pages 4-5, centrales), le résumé d’un des films présenté et de nombreuses réclames pour les commerçants du quartier. Ce petit livret, vendu 50 centimes aux spectateurs, est une mine d’informations sur le Louxor au début de son exploitation, peu de temps après son inauguration le 6 octobre 1921 : des informations sur la chaîne de cinémas à laquelle il appartenait, sur la forme et le contenu des séances, sur les films projetés et sur l’environnement commercial du « Palais du cinéma ». On pourra le comparer au programme de 1924, déjà présenté sur le site.

Programme de la semaine du 14 au 20 septembre 1923 (Source : BHVP – photo M.F Auzépy)

La chaîne des cinémas Lutétia

Sur la page 4, page centrale en face du programme de la séance page 5, est donnée la liste des cinémas Lutétia dont fait partie le Louxor. La salle avait été vendue en avril 1922 par la veuve d’Henry Silberberg, moins d’un an après son inauguration, à la Société des Cinémas Lutetia, dirigée par Paul Fournier. La moitié des douze cinémas Lutétia est dans le Nord-Est parisien : le Sélect, 8 avenue de Clichy (intégré actuellement au Pathé-Wepler, ex Gaumont-Palace), le Métropole, 86 avenue de St-Ouen, le Capitole, place de la Chapelle, le Belleville-Palace, 23 rue de Belleville, le Féérique, 146 rue de Belleville, et l’Olympia, 6 place de la Mairie à Clichy. Toutes ces salles sont immenses : avec 1200 places, le Louxor fait figure de parent pauvre, comme le Sélect et le Royal-Wagram (37 avenue de Wagram), qui ont la même capacité. Le plus imposant est le Capitole, place de la Chapelle, avec 3000 places, suivi de peu par le Métropole (2600 places). La publicité est centralisée : il faut écrire à Mr Salomon, 39 rue des Vignes dans le XVIe ardt (tél. AUTeuil 27 84).
Les cinémas Lutétia furent repris en 1929 par la société Pathé qui les adapta au cinéma sonore (voir la chronologie du Louxor).

Les séances

Elles ont lieu tous les jours en soirée à 20 h 30, et en matinée à 14 h 30. Elles sont très longues : elles comprennent en effet des morceaux symphoniques – quatre, dans le cas présent – joués par l’orchestre dirigé par Mr Kowalski, une prestation de la cantatrice Paule Dorian, un documentaire, des actualités Pathé et trois films dont le plus long – Périlleuse mission – durait plus d’une heure et demi. La séance, entrecoupée d’un entracte après le premier film, devait donc durer non loin de quatre heures.

Le programme complet de la semaine (Source : BHVP – photo M.F Auzépy)

L’orchestre, en plus des quatre morceaux joués entre les films – essentiellement des marches, entre autres la « Marche des Cow-Boys », dont les compositeurs sont précisés (Taillefer, Sousa, Salles) – accompagnait aussi les images muettes des films. On sait, grâce aux articles publiés lors de son inauguration le 6 octobre 1921, que le Louxor était doté d’un « superbe orgue électrique Abbey » qui venait ainsi opportunément soutenir l’orchestre dans la vaste salle. Quant à Paule Dorian, dite Doriane, c’était une chanteuse de café-concert : après avoir fait partie de la troupe des Folies-Bergère, elle était passée à partir de 1921 dans celle de l’Olympia, avant d’intégrer celle du Kursaal (actuel Cinéma des cinéastes). En 1922, elle avait chanté aussi au Casino music-hall d’Alger. En 1923, un critique évoquait « l’exquise vedette de l’Olympia », « la délicieuse divette parisienne (…) dont la voix de contralto est un vrai régal ». C’était donc à cette date une authentique vedette. (Informations sur Paule Dorian aimablement communiquées par Dominique Delord).

Paule Dorian par Gesmar (document communiqué par Dominique Delord)

Dans la semaine du 14 au 20 septembre 1923, les trois films présentés étaient habilement dosés : un film d’action, défini par le programme comme « drame d’espionnage », Périlleuse mission, une comédie « romance », Un record !, et un mélodrame,  La porteuse de pain. Le film d’action, proposé en première partie, après deux morceaux symphoniques et le documentaire – qui montrait des « croquis de Montmartre et du Quartier Latin » -, constituait le plat de résistance. Son importance est marquée par le fait qu’il est le seul film dont l’intrigue soit résumée dans le programme.

Les films

Deux sur trois – Périlleuse mission et Un record ! – sont américains. Le seul film français, La porteuse de pain, sortait le 14 septembre : le Louxor était donc un grand cinéma qui proposait des films très récents, voire des exclusivités.

Périlleuse mission
Le film, dont le titre original est The False Faces, a été réalisé par Irvin Willat. Il est sorti le 16 février 1919, était distribué par Paramount et durait 97 minutes. C’était un film suffisamment important pour qu’il ait été conservé : il en reste une copie à la George Eastman House – maison de George Eastman, fondateur de Kodak, à Rochester, devenue un Centre d’archives cinématographiques. Il a été également édité en DVD.
L’acteur qui jouait le rôle principal (le Loup) était en effet très connu : c’était Henry B. Walthall (1878-1936), rendu célèbre par le rôle de Ben Cameron, vétéran de la Confédération sudiste ranimant le Ku Klux Klan, dans The Birth of a Nation de D. W. Griffith, sorti en 1915 et qui avait eu un immense succès. Walthall n’avait plus cessé depuis lors d’enchaîner les films, entre autres avec Griffith dont il était proche, et était devenu dans les années 20 une vedette internationale. Les deux autres acteurs principaux étaient Mary Anderson (Cecilia Brooke) et Lon Chaney Sr (Karl Eckstrom). Ce dernier  (1883-1930) était un acteur de composition, spécialisé dans les rôles de méchant dans lesquels son don de mime et son aptitude à se grimer faisaient merveille ; les rôles de Quasimodo dans The Hunchback of Notre Dame (1923) et du « fantôme » dans The Phantom of the Opera (1925) lui apportèrent le succès. Mary Anderson (1897-1986), quant à elle, fit une brève carrière d’actrice du muet et The False Faces est considéré comme son meilleur rôle

Lon Chaney (Karl Eckstrom)  et H.B. Wathall (“le Loup”) Images : Wikipedia

Le résumé du film était sans doute rendu nécessaire par le fait que le film n’avait pas été, comme le suivant,  Un record !, « adapté en français ». Les cartons devaient donc être en anglais, ce qui les rendait incompréhensibles à la majorité des spectateurs et rendait nécessaire une explication de l’intrigue. Mais, comme on peut le constater en le lisant, le résumé fort long contenu dans le programme  ne brille pas par sa clarté :  il est douteux qu’il ait vraiment éclairé les spectateurs sur la suite de scènes muettes qui se succédaient sur l’écran ! (Lire ce résumé : programme  ou transcription)

Deuxième film à l’affiche : Un record !
Le programme du Louxor donne beaucoup plus d’informations sur ce film que sur le précédent. Pour Un record !, en plus du nom de l’actrice principale, Bébé Daniels, sont spécifiés l’auteur du scénario (PERCY HEAT, à corriger en Percy HEATH), l’auteur de la nouvelle originelle (Elmer Harris) et le metteur en scène (Maurice Campbell), de même que l’auteur de « l’adaptation française » (C. de Morlhon), alors que, pour Périlleuse mission, seuls les noms des deux acteurs principaux étaient cités. L’adaptation française, dans un film muet, ne peut correspondre qu’à la confection de cartons français, placés à l’emplacement des cartons anglais, ce qui implique que ces cartons français ont dû être filmés et que le film a dû être remonté pour procéder à l’échange des cartons.
Un record ! était sorti aux États-Unis en juin 1921 sous le titre The March HareLe Lièvre de mars, allusion à Alice au pays des merveilles – Bebe Daniels étant la plus connue des acteurs du film. Le film est une comédie romantique mettant en scène une riche héritière qui vient à bout incognito d’une supercherie et d’un vol d’identité à son encontre et conquiert le beau jeune homme qui s’intéresse à elle depuis les premières scènes. Assez court – il durait 50 minutes -, il devait procurer un délassement bienvenu après la tension d’une Périlleuse mission, d’autant que Bebe Daniels, dans le rôle de la riche héritière, était charmante. Bebe Daniels (1901-1971), qui avait commencé sa carrière en 1910 dans le Justinian and Theodora d’Otis Turner, était dans les années 20 une star Paramount, qui tournait notamment avec Cecil B. de Mille. Jusqu’à la seconde guerre mondiale elle fit dans différents studios une belle carrière cinématographique, comme actrice, chanteuse et danseuse et termina sa carrière à Londres où elle anima dans les années 50 une émission de radio à succès.

Bebe Daniels ( site cineartiste.com)

Le feuilleton : La Porteuse de pain
Comme le précise le programme, le film est une adaptation d’un roman feuilleton de Xavier de Montépin (1823-1902), paru entre 1884 et 1889, et qui avait connu un énorme succès, comme en témoigne le nombre des adaptations cinématographiques.

Le roman La Porteuse de pain (Sources BNF)

Le film montré au public du Louxor en septembre 1923, réalisé par René Le Somptier, n’était pas la première de ces adaptations : il avait été précédé par un film de Louis Feuillade en 1906 et  un autre de Georges Denola en 1912. Il sera suivi par un film de René Sti en 1934 avec Fernandel et Germaine Dermoz , par deux films de Maurice Cloche, l’un italien en 1950, l’autre français en 1963 avec Jean Rochefort, Suzanne Flon et Philippe Noiret, et enfin par un feuilleton télévisé de Marcel Camus en 1973. Tous sous le même titre :  La porteuse de pain .
L’intrigue est mélodramatique : Jeanne Fortier, jeune veuve mère de deux enfants, gardienne de l’usine où son mari est mort dans l’explosion d’une machine, est accusée du meurtre du patron de l’usine, commis en fait par le contremaître Jacques Garaud qui s’enfuit aux États-Unis où il fait fortune. Condamnée à perpétuité, Jeanne s’évade au bout de 20 ans, retrouve ses enfants et gagne sa vie comme porteuse de pain, mais l’histoire se poursuit à la génération suivante, la fille de Jeanne, Lucie, étant courtisée par le fils de la victime, Lucien, qui est lui-même poursuivi par les assiduités de la fille du meurtrier, chacun ignorant bien sûr la véritable identité de l’autre jusqu’au coup de théâtre final, quand le meurtrier revenu en France sous les traits d’un riche homme d’affaires américain est enfin démasqué.

René Le Somptier

Le réalisateur René Le Somptier (1884-1950), grièvement blessé durant la première guerre mondiale, fait carrière après la guerre comme réalisateur de cinéma pour le compte de la firme Nalpas qui l’a embauché et pour laquelle il réalise La sultane de l’amour en 1918. En 1923, après La porteuse de pain, il réalise l’adaptation cinématographique de La dame de Montsoreau d’Alexandre Dumas. Dans les années 20, il écrit aussi des pièces de théâtre avant de faire une carrière politique aux côtés d’Aristide Briand, qu’il interrompt pour tourner au Maroc des films coloniaux, parmi lesquels Les Fils du soleil (1929) qui connut un gros succès.
Il avait tourné La porteuse de pain en 4 épisodes (1 – Le crime, 2 – L’évadée de Clermont, 3 – Maman Lison, 4 – Les métamorphoses d’Ovide). La semaine du 14 au 20 septembre 1923, les spectateurs du Louxor ne pouvaient voir que le premier épisode ; les autres étaient  programmés les semaines suivantes (selon le guide des spectacles, La Semaine à Paris), le système du feuilleton assurant au Louxor une clientèle fidélisée. C’était, comme on l’a dit, la première semaine d’exploitation du film.

Suzanne Desprès (image Wikipedia)

La porteuse de pain, Jeanne Fortier, était incarnée par Suzanne Desprès (1875-1951), comédienne accomplie, entrée à la Comédie Française en 1902 et qui avait ensuite épousé Aurélien Lugné-Poe avec lequel elle avait monté et joué de nombreuses pièces au Théâtre de l’Oeuvre. Elle a également tourné dans de nombreux films, dont les plus connus sont Le Carnaval des vérités de Marcel L’Herbier en 1920 et Maria Chapdelaine de Julien Duvivier en 1934. Comme dans La Porteuse de pain, elle y tenait le rôle principal.

La porteuse de pain (image toutlecine.com © DR)

Telle était donc la séance du Louxor durant cette semaine de 1923. On ne connaît pas le prix des places mais, à lire le programme, il est certain que les spectateurs en avaient pour leur argent : de la musique, une cantatrice, trois films, les actualités et un documentaire, avec un entracte pendant lequel ils pouvaient, grâce au ticket de sortie, aller sur le boulevard et jeter un œil aux boutiques qui faisaient de la réclame dans le programme.

Un ticket de sortie – séance du 29 mars 1923 (Source : BHVP – photo M.F Auzépy)

L’environnement commercial : les réclames

Dans ce programme, les réclames sont de deux ordres : l’une est prédominante, elle occupe la 4e de couverture, c’est celle des Galeries Dufayel, ou Palais de la Nouveauté; les autres sont des encarts encadrés d’un trait noir, de taille standardisée (1/5e de la page), qui occupent soit une page entière (par exemple page 6, au dos du programme de la séance) soit un espace réservé, au bas du programme (cas exceptionnel de l’avocat qui propose des DIVORCES à CREDIT) ou plus généralement en haut et en bas du résumé.
Les Galeries Dufayel occupent une place à part : il s’agissait du grand magasin qui occupait à l’époque l’ensemble immobilier devenu celui de la BNP, maintenant fractionné. D’où leur place exceptionnelle, pleine page au dos du programme. Cette disposition devait d’ailleurs être pérenne : dans le  programme du Louxor de 1924 présenté sur le site, la disposition – et la publicité – est identique. Une alliance durable donc, entre deux puissances commerciales locales : le Louxor et les Galeries Dufayel.

Réclame pour Dufayel au dos du programme (Source : BHVP – photo M.F Auzépy)

Quant aux encarts publicitaires à l’intérieur du livret, ils sont au nombre de quatorze, la moitié concernant les métiers de bouche (trois pâtisseries, une épicerie, un café et deux restaurants).

(Source : BHVP – photo M.F Auzépy)

A l’exception de l’épicerie, qui est relativement bas dans la rue du faubourg Poissonnière mais qui vend des produits italiens, A la ville de Naples, ces commerces sont très proches du cinéma : les trois pâtisseries sont presque au carrefour, l’une, qui vante la modicité de ses prix, boulevard de la Chapelle, la seconde, Rousseau, qui semble vouloir se démarquer de ses collègues en annonçant qu’elle fait de la « pâtisserie fine », boulevard Rochechouart et la troisième, qui faisait aussi des glaces – Au vrai Napolitain – boulevard Barbès ; le café – le Café des Sports – est aussi au carrefour, 157 boulevard Magenta (à l’emplacement de l’actuel Crédit Lyonnais) ; des deux restaurants, l’un, Reneaux, jouxte presque le Louxor sur le boulevard de Magenta, et l’autre est plus éloigné, au 10 rue de Belzunce (où est actuellement le restaurant Chez Michel). Reneaux était, semble-t-il, une institution puisqu’il subsiste des cartes postales de l’immense salle de restaurant dont sont vantés la « cuisine soignée «  et les « prix modérés ».

Restaurant Reneaux (Collection Nicole Jacques-Lefèvre)

On comprend donc que ces établissements aient cherché à tirer profit de leur proximité et à capter la clientèle du Louxor en se faisant connaître dans le programme. Ils donnent d’ailleurs dans leurs encarts des précisions pouvant aider le chaland : « de suite en tournant à gauche », sur l’encart Reneaux ; pour la pâtisserie du bd de la Chapelle, les  meilleurs gâteaux « vous les dégusterez en traversant le Boulevard (derrière le Métro) ». Le Café des Sports est encore plus directif : « En sortant du Cinéma LOUXOR, Allez en face au Café des Sports ». Mais le Café des Sports est aussi ouvert sur le monde et les touristes qui débarquent de la Gare du Nord puisqu’on y parle flamand et anglais.
Les autres réclames concernent des métiers variés : deux concernent l’habillement, l’un, le Sporting, 24 boulevard Barbès, pour hommes, l’autre, Suzanne, « à côté du cinéma », bd de Magenta, pour femmes. Deux parfumeries faisant aussi salon de coiffure sont aussi présentes, l’une qui vend les parfums au gramme au 147 rue du faubourg Poissonnière, donc assez loin du carrefour, et l’autre, plus proche, au 20 boulevard Barbès, qui est aussi une maroquinerie et qui appartient à un homme au nom difficile à porter, Monsieur Néant.

(Source : BHVP – photo M.F Auzépy)

Restent un marchand et réparateur de machines à coudre, assez loin du Louxor, 72 rue de Maubeuge, et une boutique plus exotique mais fort utile, également rue de Maubeuge, la Matlucine, qui promet d’exterminer les punaises et garde les fourrures. Enfin Maître Raymond, avocat qui propose des divorces à crédit, est lui dans un autre quartier, avenue Jean Jaurès, mais on ne divorce pas comme on boit une citronnade, et le crédit mérite bien une petite marche.

Une clientèle populaire
De fait, la clientèle visée est une clientèle populaire, qui doit compter : l’argument du prix est souvent employé, par les Galeries Dufayel d’abord (« Les magasins les meilleur marché de tout Paris ») et par la plupart des commerçants présents dans le programme. Le Sporting présente les « Hautes nouveautés des Boulevards à des prix très avantageux », les gâteaux du boulevard de la Chapelle sont « les meilleur marché de tout Paris », le restaurant Reneaux a des « prix modérés », de même que, à côté, la maison de mode Suzanne ; A la ville de Naples les « prix défient toute concurrence », les machines à coudre sont vendues « aux prix de fabriques » et enfin, le divorce est à crédit.

Ces annonces publicitaires permettent de donner vie à l’environnement du Louxor et l’ancrent dans un quartier très commerçant et très vivant. (Voir toutes les réclames)

Marie-France Auzépy  © lesamisdulouxor.fr

Sources : Bibliothèque historique de la Ville de Paris

Films :  ouvrages spécialisés et IMDB (The Internet Movie Database)