L’Art et Essai plébiscité à Barbès

Entretien avec Emmanuel Papillon

Après un an d’activité, le Louxor-Palais du Cinéma est désormais inscrit dans le paysage. Très vite, il a trouvé son public grâce à une programmation riche et variée, ponctuée de nombreuses « séances spéciales », dont certaines en liaison avec des associations de terrain. Mais la réouverture d’un cinéma dans un bâtiment historique de trois étages, à l’issue d’un long chantier, pose aussi des problèmes spécifiques. Nous remercions vivement Emmanuel Papillon de nous avoir reçus pour parler  de cinéma, de patrimoine, mais aussi des ajustements et améliorations que l’équipe de CinéLouxor souhaite encore apporter.

dimanche 22-1 copie

Quel bilan pouvez-vous présenter après un an d’exploitation du Louxor ?
Le bilan de fréquentation est très bon : autour de 260 000 entrées du 17 avril 2013 au 17 avril 2014. C’est évidemment une bonne nouvelle, mais le bilan financier n’est pas bon pour autant car il y a eu beaucoup de frais liés à l’ouverture. Les débuts ont en effet été assez compliqués. Lors de l’inauguration, le chantier n’était pas fini et nous avons essuyé les plâtres. Les premiers mois ont été compliqués, aussi, par la nécessité d’avoir une personne pour mettre en route les appareils de projection qui n’étaient pas automatisés.
Un des attraits du Louxor est son bar en terrasse. Est-ce une recette complémentaire ?
Le bar nous a fait au contraire perdre de l’argent : la rentabilité est difficile à trouver.
Êtes-vous gênés par l’obligation de ne l’ouvrir qu’aux spectateurs ?
On aurait pignon sur rue, ce serait différent, mais au 3e étage, on ne peut pas ouvrir au public. Et c’est même très bien qu’il soit lié à l’activité du cinéma, c’est suffisant. Le problème est qu’il est trop petit, et qu’il n’est pas adapté aux réceptions. La conséquence est qu’on a du mal à  privatiser la grande salle pour des soirées alors qu’on me le demande souvent et que c’est un revenu non négligeable pour un cinéma.
Mais ne peut-on pas faire les cocktails dans la salle elle-même dans l’espace au pied de la scène ?
Si, mais cela doublerait le prix de location car il faut faire sauter une séance !
Avez-vous rencontré d’autres problèmes ?
En dehors du bar, un aspect technique nous a pénalisés lourdement, notamment pour les privatisations : les fauteuils, qui sont jugés inconfortables.
Est-ce si gênant ?
Oui. Au point que nous avons décidé de changer les fauteuils de la salle Youssef Chahine.
Ils donnaient pourtant beaucoup de cachet à la salle !
Rassurez-vous, on va en conserver le dessin, l’esthétique, qui ne sont pas en cause. Les sièges seront identiques aux anciens mais plus confortables.

Les fauteuils de la salle Youssef Chahine s'inspirent des fauteuils d’origine

Les fauteuils de la salle Youssef Chahine s’inspirent des fauteuils d’origine

Cela doit coûter cher…
La Mairie de Paris va assumer ces frais pour la grande salle. Et Cinélouxor changera peut-être aussi, si nos moyens nous le permettent, les dossiers des fauteuils des petites salles. Mais il ne faut pas dramatiser, ce sont des problèmes qui ont des solutions, ce n’est pas comme si on entendait le bruit du métro dans la salle !
Mais on travaille aussi néanmoins à améliorer encore l’acoustique dans la salle Youssef Chahine.
Pour en revenir à l’équilibre financier : il est vrai qu’il est fragile car la configuration du Louxor demande aussi une équipe conséquente. Lorsqu’on construit un cinéma  aujourd’hui, on prévoit un seul point de contrôle pour plusieurs salles. Ici nous en avons plusieurs, il y a les balcons à gérer, le bar… Tout cela est lié à la particularité du Louxor qu’il fallait évidemment conserver. Mais cela signifie que nous sommes une équipe de 12 personnes.
Vous allez être aidés par des subventions ?
Nous allons avoir la subvention prévue pour l’Art et Essai en 2014 puisque nous avons maintenant un an de fonctionnement. Nous bénéficions aussi, comme les autres cinémas indépendants parisiens, de l’aide de la Ville de Paris. Nous allons aussi essayer de bénéficier d’ « Europa Cinéma » : c’est une aide destinée à soutenir les salles qui diffusent le cinéma européen. Il faut un minimum de 20% de films européens non français. On est dans les clous, c’est tout à fait faisable.
Tant que nous sommes dans les problèmes matériels : comment résiste le Louxor à cet afflux de visiteurs ? Vous recevez beaucoup d’enfants, par exemple.
En dehors des problèmes techniques déjà évoqués, on est face à une usure normale.

La programmation.

Quel type de film a-t-il le plus de succès au Louxor ? Des craintes avaient été exprimées à propos du  choix d’un cinéma Art et Essai à Barbès…
C’est au contraire le cinéma Art et Essai qui explique notre succès. Nous le savions d’ailleurs lorsque nous avons postulé. Les tentatives de programmer des films plus « grand public » n’ont pas marché : je pense par exemple au film avec Jamel Debbouze, Né quelque part, dont on aurait pu penser qu’il susciterait de l’intérêt. Nous avons même été la plus mauvaise salle de Paris !
Un cinéma de trois salles à Paris ne peut qu’être Art et Essai. Il n’y aurait aucun sens à sortir un film (même un bon film) qui sort sur 30 copies à Paris et va être présent dans tous les multiplexes.
Donc, nous sommes une salle Art et Essai et nous sommes même très « pointus ». On peut ainsi programmer At Berkeley avec des résultats tout à fait honorables. Pour la sortie du film des Dardenne (Deux jours, une nuit), nous sommes dans le groupe de tête à Paris et la 1ère salle indépendante.
Mais il faut être conscient qu’à Paris même les salles dites « populaires » programment de l’Art et Essai, des films en VO ; le Pathé Wepler, le Gaumont Opéra et bien d’autres  ont plus de salles mais les films qui passent chez nous passent aussi chez eux. Car le public parisien est un public cinéphile et la frontière Paris/banlieue est encore très franche.
Qu’en est-il de votre public ?
Nous avons un public de quartier cinéphile. Les gens viennent surtout du XVIIIe (très majoritairement si on en croit un sondage ponctuel récent qui donnait 80% pour le XVIIIe, 15% pour le Xe, le reste plus éparpillé). C’est un public jeune et cultivé. Le Louxor a certainement le public le plus jeune de Paris, plus jeune que des salles Art et essai comme l’Arlequin ou le Balzac. Il est assez proche de celui du MK2 Quai de Seine.
Pourquoi le Louxor accroche-t-il beaucoup plus le XVIIIe que le Xe ?
C’est toujours difficile à dire mais ce coin du Xe est moins peuplé (avec les espaces occupés par les deux gares), et comme pour le IXe, les gens ne sont pas loin des boulevards, du quartier de l’Opéra. Ils ont une autre offre. Le XVIIIe est un arrondissement très peuplé, et beaucoup de nos spectateurs viennent plutôt de Jules Joffrin, Marcadet, Château Rouge.
Quels ont été vos plus gros succès ?
En terme de fréquentation, c’est le Grand Budapest Hotel qui a fait un carton : film pas très pointu, un peu kitsch auquel les gens ont été sensibles. Et on a été aidé (involontairement) par une spectatrice du « Masque et la Plume », sur France Inter,  qui a incité les auditeurs à aller voir le film au Louxor ! Toujours  est-il qu’on a fait 18 000 entrées… Et ce succès, on ne l’avait pas vu arriver. Autres gros succès : A Touch of sin, le film des Dardenne commence très bien, le Cronenberg aussi.
N’avez-vous pas eu quelques déceptions : pour Les Sept Samouraï par exemple ?
Cette « séance pharaonique » n’a en effet pas eu beaucoup de succès, sans que l’on puisse vraiment savoir pourquoi. Alors que d’autres de la même « série » ont très bien marché : Cléopâtre, La porte du Paradis et une des plus réussies, dans une ambiance très sympathique : Les Enfants du Paradis.
Le nombre de vos soirées spéciales est impressionnant ! Ciné-club, jeunes publics (avec divers types de séances), Université du Louxor, Saturday Yann Fever, séances pharaoniques, films en lien avec une association, Le Louxor on dévore, sans compter les évènements ponctuels et festivals : séance autour d’un livre et d’un film, cycle films noirs, festivals Paris Cinéma, Mon premier festival, le festival Télérama…participation à « Panorama du Maghreb », futur « Espagnolas en Paris »  etc. Avec un an de recul, quel bilan en faites-vous ? Et comment rester lisible avec ce foisonnement ?
Il est vrai que la question de la lisibilité est légitime mais en fait, ça marche ; c’est notre particularité. Et ce sont des films que l’on choisit, il ne s’agit pas simplement d’accueillir des gens.
Certaines séances comme le « Panorama des cinémas du Maghreb » ou « Espagnolas en Paris » font partie de notre volonté et de la demande de la Ville de Paris d’être ouverts aux cinémas du Sud. Nous comblons aussi des manques : il n’y avait pas de festival de film espagnol à Paris.

Espagnolas

Ensuite, qu’il y ait beaucoup d’évènements, qui mettent en contact le public et des réalisateurs ou acteurs, c’est notre façon de faire. L’atmosphère de certaines séances est vraiment formidable. Le 29 mai par exemple, nous avions une séance avec le CCFD (Comité catholique contre la faim et pour le développement) « Terre solidaire » du XVIIIe autour du film Ceuta douce prison, sans doute une des plus belles séances du Louxor. Car nous sommes souvent sollicités : là, c’est le CCFD qui nous a demandé si nous pouvions projeter ce film, sur un thème (celui des migrants) qui est d’ailleurs en plein sous les feux de l’actualité. Que l’initiative vienne du CCFD, c’est le signe de notre ancrage local, et s’inscrit parfaitement dans notre mission. Il y avait dans la salle des immigrés ayant connu des épreuves identiques à celles que dépeint le film. Et de plus, le film était montré devant des militants qui, grâce à cette projection, découvraient le Louxor.
Autre séance mémorable : La cour de Babel, projection organisée avec des structures sociales du XVIIIe arrondissement qui nous ont sollicités. Le film avait quitté nos écrans mais on a fait une séance spéciale, devant une salle pleine à craquer. Répondre à ce genre de demande fait partie de notre rôle. Encore un exemple : l’association « Accueil Goutte d’Or » nous a proposé Les Enfants valises sur un thème analogue à celui de La Cour de Babel. On a visionné le film, il nous a plu, la séance a eu lieu en présence du réalisateur.
Ce qui prouve aussi qu’il y a par rapport au Louxor une attente particulière.
C’est vrai. Mais on dit souvent non à des propositions légitimes (par exemple des festivals qui cherchent des points de chute), à des initiatives privées ou associatives (cinémas africains, cinéma documentaire militant, etc. la liste serait longue). Il faut savoir aussi que dans le XVIIIe, beaucoup de gens font du cinéma, ce qui augmente le nombre de sollicitations. Mais même si les films sont pertinents, légitimes, on ne peut pas tout faire.
Et vous avez toujours un droit de regard sur les films que vous passez.
Bien sûr, et non seulement on ne peut répondre à tout mais les distributeurs nous obligent à réserver 5 séances minimum pour chaque film.
Nous ne pouvons pas perdre de vue que nous sommes un cinéma Art et Essai de quartier et que notre public veut voir Deux jours, une nuit  des Dardenne, La Chambre bleue d’Amalric, ou Maps to the Stars de Cronenberg ; ils veulent les voir près de chez eux, à un tarif peu cher, et avec un minimum de séances. C’est cela le cœur de notre activité.
Donc la « marge » ne doit pas prendre le pas sur le cœur. Mais c’est bien qu’il y ait aussi la marge ; sinon on risque le train train. Mais il est vrai que c’est un équilibre difficile à trouver et parfois on peut en faire trop.
Et vous n’acceptez ces évènements spéciaux  que dans le cadre du cinéma. Le Louxor ne devient pas une salle communale.
Tout à fait. La Ville de Paris est très respectueuse et nous avons peu de servitudes. La Mission Cinéma nous aide en filtrant énormément ce genre de requêtes. Et je refuse tout ce qui n’est pas cinéma.
Vous allez participer à la Fête de la Goutte d’or ?
Il y a un projet avec le Centre Barbara et l’ICI en mars, lié à la musique mais je ne sais pas encore quelle forme prendra notre intervention.
Comment appréciez-vous le rôle du patrimoine ? Le côté exceptionnel du Louxor est-il perçu comme un atout important ou le Louxor va-t-il redevenir un cinéma comme les autres ?  Souhaitez-vous le mettre en valeur pour que l’effet de surprise des premiers temps ne s’émousse pas ?  
Je pense qu’on ne sera jamais un cinéma comme les autres. On ne vient pas par hasard au Louxor, Les gens sont très curieux de l’histoire du Louxor : ils nous demandent si nous avons des dépliants. Il faut que cela dure.
On aimerait bien, d’ailleurs, améliorer le cérémonial du début de séance avec la descente du grand écran devant l’écran d’origine qui n’est actuellement presque jamais visible.

A gauche : l’écran de 1921 – à droite : descente du grand écran

A gauche : l’écran de 1921 – à droite : descente du grand écran

Pourquoi ?
Tout simplement parce que la montée et la descente de l’écran ne sont pas automatisées, ce qui rend la manœuvre impossible car on ne peut pas avoir une personne spécialement mobilisée à chaque début de séance. On ne le fait que pour certaines séances spéciales ; l’idée de Philippe Pumain était géniale mais il faut que ce soit automatisé. Or l’entreprise ne l’a pas fait.
Mais on ne baisse pas les bras, on y arrivera.

Propos recueillis le 30 mai 2014 par Nicole Jacques-Lefèvre, Annie Musitelli et Michel Souletie. ©Les Amis du Louxor

Les séances particulières du Louxor
(autres que les séances régulières destinées aux jeunes publics)

Université populaire du Louxor : Un jeudi après-midi par mois, une personnalité extérieure au cinéma vient présenter un film de son choix : par exemple, l’astronaute Jean-François Clervoy : Gravity, Marc Voinchet, journaliste de France Culture : Chantons sous la pluie, Eric Hazan, éditeur, 10e chambre instants d’audience de Raymond Depardon, ou encore… Lionel Jospin, L’Homme tranquille de John Ford.

Saturday Yann Fever : La spécificité de ces séances est liée à la personnalité de Yann Delattre, cinéphile très érudit qui se situe aussi dans la tradition du « stand up comedian ». Il présente avec intelligence et brio, un samedi matin par mois, un film américain des années 70 et 80. Parmi les films déjà projetés : Les Dents de la mer, La Fièvre du samedi soir, La Valse des pantins.

Ciné Club : le mardi. Séance suivie d’une discussion avec Fabienne Duszynski, enseignante et membre du comité de rédaction de Vertigo. La finesse d’analyse et la passion cinéphile de Fabienne Duszynski font de ces séances, où l’on (re)-découvre des films du patrimoine, des moments particulièrement privilégiés. Parmi les films déjà projetés : French Cancan, Une chambre en ville, Le Voyage de Sullivan, Stella femme libre, Lettre d’une inconnue

Séances pharaoniques : Projections exceptionnelles, dans la salle Youssef Chahine, de grands films caractérisés à la fois par leur longueur et leur côté particulièrement spectaculaire. Ont déjà été projetés : Lawrence d’Arabie, La Porte du Paradis, Les Sept Samouraïs, Cléopâtre, Les Enfants du Paradis.

Images du Monde : l’association L’usage du monde présente au Louxor des films ayant pour cadre  les pays dont sont issus les immigrés. Animées par Anne Devauchelle et Catherine Ruelle, ces soirées se terminent en général par une rencontre musicale dans un café du quartier. Ont été diffusés : My Sweet Pepper Land, L’Escale, Are You listening, Atalaku, Wajma, une fiancée aghane