Lorsqu’ils achètent leur billet au Louxor, rares sont les cinéphiles à lever le nez vers une longue frise égyptienne de 2,55 mètres de long sur 0,51 de haut qui se trouve au-dessus de la caisse, vers le plafond. Son étude, faute de temps, n’avait pu figurer dans l’ouvrage que Les Amis du Louxor ont publié sur le cinéma en 2013. Jean-Marcel Humbert a repris ses recherches, et vous présente maintenant en détail ses dernières découvertes concernant sa création et sa composition, ainsi que les traductions des textes hiéroglyphiques qui y figurent.

Vue actuelle de la frise (photo AAM/Luc Boegly)
Une grande scène de défilé de bovins accueille aujourd’hui le spectateur dans le hall d’entrée du Louxor. Cette frise, qui n’a jamais été reproduite dans les premières années de l’existence du cinéma, a par la suite été recouverte puis oubliée. Elle a été retrouvée au moment des travaux de rénovation du Louxor sous une couche de plâtre de remplissage, suite à une réfection ancienne des murs de cet espace au moment où les décors égyptiens avaient été supprimés, très certainement autour de 1930. Elle a fait en 2012 l’objet d’une restitution, car au moment de la dépose de l’ensemble en trois morceaux, il est apparu qu’il ne serait pas possible de pratiquer une restauration. Un sculpteur-restaurateur, Hervé Manis, a donc été chargé de recréer l’ensemble à partir de documents archéologiques qu’il a fallu rechercher.

Photo du tiers gauche dans l’état où l’ensemble a été retrouvé (photo Cartel Collections)
Il était évident, et tous les spécialistes l’avaient remarqué à l’époque de la rénovation, que l’ensemble est formé de deux scènes différentes, les deux scènes latérales d’une part, et la scène centrale d’autre part, qui n’ont rien à voir ensemble : style différent, et dimensions des personnages sans continuité. Comment cette frise a-t-elle donc été composée ?
L’ensemble regroupe en fait trois parties bien distinctes. A gauche, deux bouviers et un bovin, scène que l’on retrouve à l’identique à la droite de la frise. Et au centre, deux bovins avec deux bouviers, dont celui de tête est un nain.
La double scène des deux extrémités
J’ai pu retrouver facilement la scène des deux extrémités, qui est bien connue. L’original se trouve dans la tombe de Ptahhotep à Sakkarah, dans la nécropole de Memphis, la capitale de l’Ancien Empire. Ce mastaba D64, trouvé par Mariette vers 1850, date de la fin de la 5e dynastie (vers 2370 avant J.-C), et est composé de registres horizontaux tout à fait traditionnels (mur Est, série des registres de droite, partie du deuxième registre en partant du bas). Des serviteurs présentent des troupeaux à leur maître, avec une phrase en hiéroglyphes générique ici tronquée, car elle se continue avec la scène vers la gauche :
« Vois le tribut des étables du nôme [division administrative de l’Égypte ancienne] … ».

Mariette a pu voir ce bas-relief encore recouvert d’une délicate polychromie qui, depuis, a quasi totalement disparu (DR)

Relevé de la même scène, extrait du Manuel d’Archéologie égyptienne de Jacques Vandier

La scène aujourd’hui au Louxor, aux extrémités gauche et droite de la frise (photo AAM/Luc Boegly)
Les moulages en plâtre commercialisés par Alexandre Desachy
Mais il restait à trouver l’origine des modèles qui avaient servi à réaliser cette scène et la frise tout entière : s’agissait-il d’un livre, d’un relevé , d’un dessin, d’une photographie ? La réponse était beaucoup plus terre à terre : en effet, lorsque le Louxor a été construit, il est évident qu’un maximum d’argent a été consacré au décor extérieur en mosaïque, une technique coûteuse. En revanche, l’intérieur a été traité avec beaucoup plus de simplicité, avec surtout de la peinture au pochoir, et quelques éléments décoratifs en relief qu’il a fallu faire à l’économie. Et c’est là certainement que l’architecte Henri Zipcy s’est souvenu des moulages qui couvraient les murs de l’École des Beaux-Arts de Paris où il avait fait ses études. Et parmi ceux-ci figuraient des scènes moulées dans des tombes égyptiennes par une société privée dirigée par Alexandre Desachy, qui commercialisait à des prix abordables, avec l’aval de l’École, des tirages en plâtre. Dans le catalogue Desachy de 18811, on retrouve cette scène de gauche et de droite sous le numéro 2431, un peu plus complète puisqu’elle comporte une rangée verticale supplémentaire de hiéroglyphes à son extrémité droite.
Cette scène était d’ailleurs bien connue et prisée, et on la retrouve dans d’autres utilisations, comme par exemple dans l’exposition du « Monde souterrain » de l’exposition Universelle de Paris en 1900, que Zipcy a très bien pu visiter à l’époque. Le secteur égyptien de cette reconstitution située dans d’anciennes carrières de la colline du Trocadéro s’intitulait « le mastaba de Ti »2, mais en fait était réalisé à partir d’éléments disparates dont la plus grande partie venait des moulages commercialisés par Desachy, en mélangeant d’autres scènes comme celle qui venait du mastaba de Ptahhotep.

Une des salles du tombeau de Ti (Monde souterrain de l’Exposition Universelle de 1900), avec en haut à gauche le même moulage d’une scène de la tombe de Ptahhotep qu’au Louxor.
Lire la suite →